« engendrer l’avenir », la généreuse audace de Victor Hugo dans Les Misérables
24 septembre 2017
Dans son introduction aux Misérables (1862), Yves Gohin écrit : « Au fond des Misérables, il y a le silence de la stupeur. » [2] L’ouvrage, dans sa composition très rigoureuse, manifeste aussi l’audace du poète qui s’implique dans la réalité de son temps et prend sur lui d’en dénoncer les travers. Yves Gohin poursuit : « Hugo, en juillet 1849, invectivé à l’Assemblée où il venait de dire qu’on pouvait supprimer la misère, voulut s’expliquer et balbutia presque : ‘La misère est une chose sans nom...’ Le sentiment de l’indicible engendre le roman. » Jean Valjean donne un nom à une force capable d’étreindre le déterminisme social afin d’en surmonter le tragique et d’engendrer l’avenir, et cette force se confond avec la capacité du poète à sonder l’abîme afin d’y modeler la bonté, conçue comme élan généreux capable de ressusciter la vie dans sa splendeur. « La production des âmes, c’est le secret de l’abîme » [3], écrit Victor Hugo dans William Shakespeare (1864), manifeste poétique et philosophique. Dans cette « région des Egaux » [4] qu’est l’art, « immense ouverture, béante à tout le possible » [5], il est besoin d’audace et de courage pour affronter le « cela » [6], qui est « l’inconnu », qui est « l’infini ». Hugo a une conception épique, et donc éthique, de l’art, toujours ouverte sur l’avenir : « Ecartons tout ce qui peut déconcerter les audaces et casser les ailes ; l’art est un courage ; nier que les génies survenants puissent être les pairs des génies antérieurs, ce serait nier la puissance continuante de Dieu. » [7] La vigueur artistique est singulière : « Le moi d’un homme est plus vaste et plus profond encore que le moi d’un peuple. » [8]
oui, ces génies qu’on ne dépasse point, on peut les égaler.
Comment ?
En étant autre. [9]
C’est l’audace du récit qui va attirer notre attention ici, une audace aux prises avec le déterminisme des conditions et des réputations, une audace qui dénonce la fatalité, cette arme chérie du pouvoir, une audace qui n’acquiesce pas au tragique.
Enonçant vers 1835-40 que chaque poète a son « sujet qui domine et remplit [son] œuvre » [10], Hugo affirme que son « poëme, c’est l’Homme ». Cet effort prométhéen de faire éclore poétiquement ce qui germait dans la Révolution française (« Reste le droit de la Révolution française, créatrice du troisième monde, à être représentée dans l’art. » [11]) donne à l’œuvre une ouverture épique et une ampleur éthique. Puisant à l’inconnu, à l’abîme, le poète romantique se porte bien au-delà du « ‘bon-goût’, cet autre droit divin qui a si longtemps pesé sur l’art et qui était parvenu à supprimer le beau au profit du joli » [12] et ne redoute guère ce que l’approche esthétique exclusive dénonce comme exagération, ou excès. Sa création possède une puissance tellurique : « Toute belle poésie doit être sortie en fusion, et avoir été lave avant d’être bronze. » [13] Elle détient également un pouvoir maïeutique, au sens premier de parturition, qui lui donne toute sa force spirituelle : « L’attention profonde du poëte créateur produit sur un sujet le même effet que le rayon du soleil sur un œuf. Il le fait éclater. »
A Goethe, Hugo attribue comme sujet « la Nature » [14] et le critique dans Les Misérables. Il le dit appartenir, comme Horace, à ceux qui puisent « dans l’idolâtrie de la nature l’indifférence du bien et du mal, contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l’homme, qui ne comprennent pas qu’on s’occupe de la faim de ceux-ci, de la soif de ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure lymphatique d’une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du cachot, et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut rêver sous les arbres ; esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits » [15]. Cette dernière expression, qui, à mon sens, tient plus du paradoxe que de l’oxymore proprement dit, fait mouche, ainsi que, pour sa même qualité paradoxale, cette réflexion, qui suit immédiatement : « Chose étrange, l’infini leur suffit. » L’auteur considère Horace, Goethe et La Fontaine comme de « magnifiques égoïstes de l’infini » [16], éludant l’homme et le fini au profit du Tout. Le passage vaut qu’on s’y attarde : « Ce grand besoin de l’homme, le fini, qui admet l’embrassement, ils l’ignorent. Le fini, qui admet le progrès, ce travail sublime, ils n’y songent pas. L’indéfini, qui naît de la combinaison humaine et divine de l’infini et du fini, leur échappe. Pourvu qu’ils soient face à face avec l’immensité, ils sourient. Jamais la joie, toujours l’extase. S’abîmer, voilà leur vie. » [17] Hugo est de ceux qui s’engagent ; le progrès touche deux domaines, la science [18] et la politique : « La transformation de la foule en peuple ; profond travail. C’est à ce travail que se sont dévoués, dans ces quarante dernières années, les hommes qu’on appelle socialistes. L’auteur de ce livre, si peu de choses qu’il soit, est un des plus anciens ; le Dernier jour d’un condamné date de 1828 et Claude Gueux de 1834. S’il réclame parmi ces philosophes sa place, c’est que c’est une place de persécution. » [19] Et il ajoute : « Qu’on ne l’oublie pas, le socialisme, le vrai, a pour but l’élévation des masses à la dignité civique, et pour préoccupation principale, par conséquent, l’élaboration morale et intellectuelle. La première faim, c’est l’ignorance ; le socialisme veut, avant tout, instruire. » [20] L’art, lui, ne connaît pas le progrès, puisque le chef-d’œuvre est un absolu. « L’art marche à sa manière ; il se déplace comme la science ; mais ses créations successives, contenant de l’immuable, demeurent ; tandis que les admirables à peu près de la science, n’étant et ne pouvant être que des combinaisons du contingent, s’effacent les unes par les autres. » [21] On songe ici à la distinction qu’établit Bernard Groethuysen entre œuvre d’art et système philosophique : « Aucune œuvre d’art n’en réfute une autre. [...] Pas de dialectique dissolvante. » [22] Pour Hugo, « l’idéal est le générateur de l’art » [23]. L’esprit humain y œuvre comme « infini possible » [24] en étreignant le fini, « qui admet l’embrassement » [25], écrit Hugo dans le passage des Misérables que nous discutons. Un motif essentiel apparaît à la fin du roman, celui de la lutte avec l’ange, auquel Delacroix travaillait à Saint-Sulpice à l’époque de la parution du livre :
La vieille lutte formidable, dont nous avons déjà vu plusieurs phases, recommença.
Jacob ne lutta avec l’ange qu’une nuit. Hélas ! combien de fois avons-nous vu Jean Valjean saisi corps à corps dans les ténèbres par sa conscience et luttant éperdument contre elle !
Lutte inouïe ! [26]
L’épreuve à laquelle est soumise la conscience morale découle de la contradiction qui leste la vie humaine, entre la force intérieure qui se forge et s’amende au cours de la vie, tout ouverture à l’avenir, et la fatalité d’un ordre social qui prévient tragiquement tout mouvement, asservissant l’individu au déterminisme du passé. « Cela est-il donc vrai ? l’âme peut guérir ; le sort, non. Chose affreuse ! une destinée incurable ! » [27] Nous avons parlé d’audace du récit. Hugo donne au roman une portée dramatique et philosophique qui lui prête une dimension prométhéenne. Il écrit en 1845-1848 : « Les vrais grands écrivains sont ceux dont la pensée occupe tous les recoins de leur style. » [28] Il attribue au roman une « puissance sociale » [29] et en fait une synthèse d’expression artistique : « L’épique, le lyrique et le dramatique amalgamés, le roman est ce bronze. » Il ajoute :
Tel est l’élargissement possible du drame.
Le drame est le plus vaste récipient de l’art. Dieu et Satan y tiennent : voyez Job.
A se placer au point de vue de l’art absolu, le point de vue de l’épopée, c’est la grandeur ; le propre du drame, c’est l’immensité.
L’immensité surpasse mesure et proportion sans perdre la beauté, précise-t-il. Le drame, en somme, porte le fini, où se joue cette étreinte de chaque instant entre le réel et l’idéal, à sa plus haute résonance. Si les œuvres ainsi conçues s’imposent dans l’égalité de l’absolu, les personnages pétris de l’ombre de l’abîme deviennent des modèles qui sont à la fois inscrits dans l’histoire et lui échappant, dans cet instant singulier de l’œuvre. « L’humanité se développant de l’intérieur à l’extérieur, c’est là, à proprement parler, la civilisation. L’intelligence humaine se fait rayonnement, et, de proche en proche, gagne, conquiert et humanise la matière. Domestication sublime. » [30]
Nous allons considérer de plus près ce travail de parturition du possible, considérant la structure du roman, sa force épique et son ampleur dramatique. [31]
L’âme est-elle ? première question. La persistance du moi est la soif de l’homme. Sans le moi persistant, toute la création n’est pour lui qu’un immense à quoi bon ! Aussi écoutez la foudroyante affirmation qui jaillit de toutes les consciences. Toute la somme de Dieu qu’il y a sur la terre dans tous les hommes se condense en un seul cri pour affirmer l’âme. [32]
La connotation spinoziste de ce passage n’échappe à personne. L’âme est cet effort intérieur de l’individu à persévérer dans son être. Jean Valjean sort de l’abîme de deux manières, du point de vue social puisqu’il vient du bagne et que ce déterminisme entraverait tout possible s’il n’exerçait sa force à le combattre, du point de vue poétique puisque Hugo forge dans ce volumineux roman une âme exemplaire, à partir de son propre abîme, de son profond désir et de son expérience. Les Misérables est une œuvre de la maturité. Le premier élément dramatique de ce roman paraît être cette fabrique d’âmes, et leur interférence. Ce mouvement se révèle dans la structure. Elle est intimidante, à la façon dont La guerre et la paix (1863-1869) de Tolstoï possède une ampleur qui impressionne, tout en captivant et en rassurant.
L’œuvre comporte cinq parties, qui portent toutes le nom d’un personnage, à l’exception d’une seule, la quatrième. Chacune comprend un nombre variable de livres, huit pour les trois premières, quinze pour la quatrième, qui prépare le dénouement et neuf pour la cinquième.
Première partie : Fantine
Livre Premier : Un juste
Livre Deuxième : La chute
Livre Troisième : En l’année 1817
Livre Quatrième : Confier, c’est quelquefois livrer
Livre Cinquième : La descente
Livre Sixième : Javert
Livre Septième : L’affaire Champmathieu
Livre Huitième : Contre-coup
Deuxième partie : Cosette
Livre Premier : Waterloo
Livre Deuxième : Le vaisseau L’Orion
Livre Troisième : Accomplissement de la promesse faite à la morte
Livre Quatrième : La masure Gorbeau
Livre Cinquième : A chasse noire, meute muette
Livre Sixième : Le Petit-Picpus
Livre Septième : Parenthèse
Livre Huitième : Les cimetières prennent ce qu’on leur donne
Troisième partie : Marius
Livre Premier : Paris étudié dans son atome
Livre Deuxième : Le grand bourgeois
Livre Troisième : Le grand-père et le petit-fils
Livre Quatrième : Les amis de l’ABC
Livre Cinquième : Excellence du malheur
Livre Sixième : La conjonction de deux étoiles
Livre Septième : Patron-Minette
Livre Huitième : Le mauvais pauvre
Quatrième partie : L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis
Livre Premier : Quelques pages d’histoire
Livre Deuxième : Eponine
Livre Troisième : La maison de la rue Plumet
Livre Quatrième : Secours d’en bas peut-être secours d’en haut
Livre Cinquième : Dont la fin ne ressemble pas au commencement
Livre Sixième : Le petit Gavroche
Livre Septième : L’argot
Livre Huitième : Les enchantements et les désolations
Livre Neuvième : Où vont-ils ?
Livre Dixième : Le 5 juin 1832
Livre Onzième : L’atome fraternise avec l’ouragan
Livre Douzième : Corinthe
Livre Treizième : Marius entre dans l’ombre
Livre Quatorzième : Les grandeurs du désespoir
Livre Quinzième : La rue de l’Homme-armé
Cinquième partie : Jean Valjean
Livre Premier : La guerre entre quatre murs
Livre Deuxième : L’intestin de Léviathan
Livre Troisième : La boue, mais l’âme
Livre Quatrième : Javert déraillé
Livre Cinquième : Le petit-fils et le grand-père
Livre Sixième : La nuit blanche
Livre Septième : La dernière gorgée du calice
Livre Huitième : La décroissance crépusculaire
Livre Neuvième : Suprême ombre, suprême aurore
Chacun de ces livres est lui-même découpé en chapitres, munis de titres. On songe au roman picaresque, mais l’intitulé n’y est pas seulement descriptif ; il éveille la curiosité par l’expression d’un paradoxe, le plus souvent. Le paradoxe est l’articulation fondamentale de ce roman, où l’apparence ne vaut pas réalité. L’art vise à fouiller sous l’évidence afin de révéler l’humain dans sa force et son effort pour être. Quelques exemples de ces titres qui vont à contre-courant de la pensée ordinaire et paresseuse : « « Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes » (I, I, 5) ; « Deux malheurs mêlés font du bonheur » (II, IV, 3) ; « A quelle condition on peut respecter le passé » (II, VII, 3) ; « Les deux ne font pas la paire » (III, II, 8) ; « Faits d’où l’histoire sort et que l’histoire ignore » (IV, I, 5) ; « Blessure au dehors, guérison au dedans » (IV, IV, 1) ; « Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue personne » (V, I, 11) ; « Pitié pour les malheureux, mais indulgence pour les heureux » (V, IX, 1). Cette série met en lumière quelques traits saillants du livre : distinction entre statut social et authenticité individuelle (Myriel exerce son sacerdoce sans se soucier du prestige de sa fonction épiscopale) ; paradoxe du possible humain qui va à l’encontre des conditions déterminées (Cosette et Jean Valjean se donnent vie l’un à l’autre : « Pauvre vieux cœur tout neuf ! » [33]) ; contestation de la révérence à l’égard du passé, mais « examen bienveillant et grave » [34] de l’héritage : « N’apportons point la flamme où la lumière suffit. » ; disparité des caractères en dépit du lien de sang (il s’agit des deux filles Gillenormand, l’une étant mère de Marius : « Toutes deux avaient des ailes, l’une comme un ange, l’autre comme une oie. » [35]) ; coulisses individuelles de l’histoire qui cachent un paradoxe plus ample encore, celui des révolutions : « Ils proclamaient avec furie le droit ; ils voulaient, fût-ce par le tremblement et l’épouvante, forcer le genre humain au paradis. Ils semblaient des barbares et ils étaient des sauveurs. Ils réclamaient la lumière avec le masque de la nuit. » [36] Hugo acquiesce, mais préfère le « progrès en pente douce » (« L’adoucissement des pentes, c’est là toute la politique de Dieu. ») ; paradoxe des deux souffrances, physique et morale (la blessure de Jean Valjean après le guet-apens des Thénardier se révèle, puisqu’elle le rapproche de Cosette, « bonne blessure », « bon mal ». L’oxymore pousse à l’extrême la tension du paradoxe.) ; refus de l’irréparable et choix de la « pente douce » ; égoïsme du bonheur : « C’est une chose terrible d’être heureux ! Comme on s’en contente ! Comme on trouve que cela suffit ! » [37] On se souvient des « esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits » [38] qui se contentent de l’extase devant la nature, mais auxquels il manque une dimension : « Qui ne pleure pas ne voit pas. » [39] Ces quelques remarques nous ont permis d’esquisser dans ses grandes lignes la pensée de l’auteur des Misérables. Le dernier titre mentionné évoque le Livre de Job (12, 5) : « Mépris au malheur ! – pensent les heureux du monde » (Traduction du Rabbinat).
On remarque une inversion significative du Livre Troisième de la Troisième partie : « Le grand-père et le petit-fils », au Livre Cinquième de la Cinquième Partie : « Le petit-fils et le grand-père ». Dans ce retournement des générations se fait jour le mouvement profond du roman, une rédemption du devenir par ouverture à l’avenir. Le destin se décante à partir d’un dualisme suggéré par les deux premiers titres : « Un juste », puis « La chute ». Le « juste » trouve immédiatement son nom dans le titre du premier chapitre : M. Myriel. L’évêque de Digne, dont le portrait s’inspire du baron Charles-François ‒ Bienvenu de Miollis (1753-1843), mène une vie conforme à l’Evangile. Que cette évocation se situe au début de l’ouvrage n’a rien de surprenant puisque c’est la bonté généreuse du prélat qui va irriguer le progressif salut du personnage principal, Jean Valjean, dont le nom rayonne dans le titre de la cinquième partie, le dénouement. Il apparaissait auparavant comme titre du chapitre VI du Livre Deuxième : « La chute ». Le protagoniste, quand nous le rencontrons au tout début du Livre Deuxième, n’est pas nommé : « Dans les premiers jours du mois d’octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la petite ville de Digne. » [40] Le héros entre dans le récit et, simultanément, dans la ville où le « juste » est évêque. S’il est mis au monde par l’écrivain, son destin sera également infléchi, voire engendré, par ce personnage possédant une « bienveillance sereine » [41], un « excès d’amour » et assumant la vulnérabilité que lui prêtent les « gens raisonnables » sans connaître, même à l’égard de l’animal, de « dureté irréfléchie ». Cette bonté qui engendre le devenir humain contre la fatalité s’apparente à l’exagération que Hugo considère comme la marque du génie et pour laquelle le conformisme les attaque :
Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d’être attaquable.
Creusez en effet le sens de ces mots, posés comme des masques sur les mystérieuses qualités des génies. Sous obscurité, subtilité et ténèbres, vous trouvez profondeur ; sous exagération, imagination ; sous monstruosité, grandeur. [42]
Myriel ne va pas « sur cet effrayant promontoire de la pensée d’où l’on aperçoit les ténèbres » [43], mais il « avait dans l’âme le grave respect de l’ombre » [44]. S’il ne fouille pas l’inconnu à la manière du poète, il ne le nie pas, ne s’en défend pas ; il assume donc la double altérité d’autrui et de l’avenir. Il dramatise, au seuil du roman, le possible contenu dans l’acte poétique. Que le forçat marqué par la « fatalité humaine » [45], qui complique « la destinée qui est divine », entre dans sa sphère, et c’est le début de la rédemption, même s’il est question de chute.
Myriel s’adresse à ses ouailles dans leur patois. « Ceci plaisait au peuple, et n’avait pas peu contribué à lui donner accès près de tous les esprits. Il était dans la chaumière et dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les âmes. » [46] Hugo consacrera le Livre Septième de la Quatrième partie à l’argot de la misère. Il exprime dans les lignes qui viennent d’être citées un rêve d’écrivain, être lu par des lecteurs très divers. De surcroît, l’évêque considère Dieu d’une façon semblable à celle du poète : « Hélas ! Dieu donne l’air aux hommes, la loi le leur vend. » [47] On retrouve ce distinguo à la fin du roman, dans le commentaire de Hugo à propos de la réaction de Marius à la révélation de Jean Valjean.
Marius, sur les questions pénales, en était encore, quoique démocrate, au système inexorable, et il avait, sur ceux que la loi frappe, toutes les idées de la loi. Il n’avait pas encore, disons-le, accompli tous les progrès. Il n’en était pas encore à distinguer entre ce qui est écrit par l’homme et ce qui est écrit par Dieu, entre la loi et le droit. Il n’avait point examiné et pesé le droit que prend l’homme de disposer de l’irrévocable et de l’irréparable. Il n’était pas révolté du mot vindicte. Il trouvait simple que de certaines effractions de la loi écrite fussent suivies de peines éternelles, et il acceptait, comme procédé de civilisation, la damnation sociale. [48]
Chestov reviendra, au vingtième siècle, sur ces questions, en dénonçant le « pouvoir des clés » [49]. De ce point de vue, « Dieu n’est que la sanction suprême de l’ordre que les hommes ont établi » [50]. Il s’impose, dans le jugement humain, comme une limite, une clôture, non comme infini engendrant. Hugo énonce cela clairement dans William Shakespeare : « Toi, atteint de refroidissement ; toi, cesser ; toi, t’interrompre ; toi, dire : Halte ! Jamais. Toi, tu serais forcé de reprendre ta respiration après avoir créé un homme ! Non, quel que soit cet homme, tu es Dieu. Si cette pâle multitude de vivants, en présence de l’inconnu, a à s’étonner et à s’effrayer de quelque chose, ce n’est pas de voir sécher la sève génératrice et les naissances se stériliser ; c’est, ô Dieu, du déchaînement éternel des prodiges. L’ouragan des miracles souffle perpétuellement. » [51] Chestov lui fait écho en dénonçant les limites de la raison enseignante et en incitant « l’âme individuelle » [52] à l’audace de l’inconnu : « Sinon, abandonnez tous les calculs et les généralisations et allez audacieusement de l’avant vers l’inconnu, sans un regard en arrière, où Dieu vous mènera, et alors, advienne que pourra ! » [53]
On trouve le « voyageur » [54], qui inspire l’inquiétude, en chemin. « Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus misérable. » Jean Valjean, non encore nommé, se présente comme le prototype du misérable, sujet du roman. On se croirait à la fin de l’épopée plutôt qu’au début. « La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensemble délabré. » On croise un étranger dont l’identité lui est en quelque sorte jetée à la figure comme une insulte par le patron de l’auberge auquel il demande asile. « Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes ? En vous voyant entrer, je ne suis douté de quelque chose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu. Savez-vous lire ? » [55] L’audace narrative de Hugo associe le misérable à la grandeur déchue accomplissant son ultime effort : « Car il faisait son entrée dans Digne par la même rue qui sept mois auparavant avait vu passer l’empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. » [56] C’est affirmer qu’il existe une seule humanité ; c’est associer au personnage une grandeur épique en dépit de son apparence sociale. La complicité de la bonté et de la narration, toutes deux capables d’engendrement du devenir, se révèle par le fait que le récit piétinerait sans l’accueil du prêtre. Nous conserverions la rancune du protagoniste, son sentiment d’avoir été volé par l’administration, sa douleur et sa rancœur. Nous poursuivrions le cheminement du même au même, terne et sans espoir, si Jean Valjean n’avait pas contemplé « le sommeil d’un juste » [57] et bénéficié de l’« indulgence céleste » [58] de l’évêque. L’instant présent devient décisif, car le passé ne se ferme plus à l’avenir, mais peut s’y relier pour engendrer le possible : « Alors son cœur creva et il se mit à pleurer. C’était la première fois qu’il pleurait depuis dix-neuf ans. » La chute, au lieu d’être éternelle condamnation, se fait promesse, comme la vulnérabilité devient féconde : « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé ; que son endurcissement serait définitif s’il résistait à cette clémence ; que, s’il cédait, il faudrait renoncer à cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son âme pendant tant d’années, et qui lui plaisait ; que cette fois il fallait vaincre ou être vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et décisive, était engagée entre sa méchanceté à lui et la bonté de cet homme. » [59]
Cet engendrement des esprits qui fait de Jean Valjean le fils spirituel de Myriel se reproduit dans le lien qui unit tout d’abord M. Madeleine à Fantine, puis M. Fauchelevent à Cosette, et ensuite à Marius. On pourrait presque parler de paternité narrative, par laquelle le personnage s’engendre lui-même en se dévouant aux autres. Agissant, il modèle le devenir. Le récit s’inscrit dans cette continuité divine dont il était question plus haut, continuité qui s’énonce dans l’effort du moi à persévérer dans son être, à se forger une âme, selon les termes de Hugo, qui attribue à Jean Valjean un « quid divinum » [60]. La bonté de l’évêque l’arrache à la fatalité du même, qui se nomme déterminisme. « Au sortir de cette chose difforme et noire qu’on appelle le bagne, l’évêque lui avait fait mal à l’âme comme une clarté trop vive lui eût fait mal aux yeux en sortant des ténèbres. La vie future, la vie possible qui s’offrait désormais à lui toute pure et toute rayonnante le remplissait de frémissements et d’anxiété. Il ne savait vraiment plus où il en était. Comme une chouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le forçat avait été ébloui et comme aveuglé par la vertu. » On pourrait parler d’une forme de conversion, de chemin de Damas, si l’effet était immédiat ; Hugo, toutefois, n’écrit pas l’histoire sainte, mais la lutte par laquelle s’engendre le devenir humain.
Jean Valjean sera mis au monde par Fantine, puis par Cosette, par l’accomplissement de sa promesse à la première et son dévouement à la seconde. Le récit est un travail de parturition et la bonté engendre. Celle de Myriel envers lui se poursuit dans sa générosité envers les pauvres, dans son attitude à l’égard de Javert, dont il épargne la vie, ainsi que dans le fait qu’il sauve la vie de Marius, lui ouvrant dès lors plus tard, une fois que le jeune homme en aura pris conscience, un au-delà de l’inexorable. « Le forçat se transfigurait en Christ. » [61] On mesure, à cette transfiguration, l’audace du récit, qui transcende de ses paradoxes le simplisme statique des apparences sociales. L’épopée s’apparente à une quête du salut. Les âmes se mettent mutuellement au monde. « Il aima, et il redevint fort. » [62]
[1] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome I. Edition d’Yves Gohin. Paris : Gallimard Folio, 1999, pp. 816-817. Si plusieurs citations se trouvent à la suite sur la même page d’un même ouvrage, l’appel de note sera apposée à la première.
[2] Yves Gohin, Introduction, ibid., p. 24.
[3] Victor Hugo, William Shakespeare (1864), in Œuvres complètes : Critique. Sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa. Paris : Laffont Bouquins, 2002, p. 329.
[4] Ibid., p. 261.
[5] Ibid., p. 327.
[6] Ibid., p. 288.
[7] Ibid., p. 303.
[8] Ibid., p. 285.
[9] Ibid., p. 303.
[10] Victor Hugo, Manuscrit 13 416, Poésie - Art - Théâtre, in Œuvres complètes : Océan. Edition de René Journet. Paris : Laffont, 2002, p. 179.
[11] Victor Hugo, William Shakespeare (1864), in op. cit., p. 327.
[12] Ibid., p. 288.
[13] Victor Hugo, Manuscrit 13 416, Poésie - Art - Théâtre, in op. cit., p. 181.
[14] Ibid., p. 179.
[15] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome II, op. cit., p. 601.
[16] Ibid., p. 602.
[17] Ibid., p. 601.
[18] Victor Hugo, William Shakespeare (1864), in op. cit., p. 294.
[19] Ibid., pp. 390-391.
[20] Ibid., p. 391.
[21] Ibid., p. 294.
[22] Bernard Groethuysen, « Introduction à la philosophie de l’art » (1932), in Philosophie et histoire. Edition de Bernard Dandois. Paris : Albin Michel, 1995, p. 163.
[23] Victor Hugo, William Shakespeare (1864), in op. cit., p. 294.
[24] Ibid., p. 295.
[25] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome II, op. cit., p. 601.
[26] Ibid., p. 794.
[27] Ibid., p. 795.
[28] Victor Hugo, Manuscrit 13 416, Poésie - Art - Théâtre, in op. cit., p. 183.
[29] Victor Hugo, William Shakespeare (1864), in op. cit., p. 306.
[30] Ibid., p. 334.
[31] On trouvera ces éléments développés plus amplement dans l’un des chapitres de mon étude en préparation : La tentation du tragique : Essai sur la liberté.
[32] Ibid., p. 332.
[33] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome I, op. cit., p. 566.
[34] Ibid., p. 659.
[35] Ibid., p. 768.
[36] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome II, op. cit., p. 162.
[37] Ibid., p. 846.
[38] Ibid., p. 601.
[39] Ibid., p. 602.
[40] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome I, op. cit., p. 105.
[41] Ibid., p. 98.
[42] Victor Hugo, William Shakespeare (1864), in op. cit., p. 289.
[43] Ibid., p. 331.
[44] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome I, op. cit., p. 104.
[45] Préface du 1er janvier 1862, in ibid., p. 31.
[46] Ibid., p. 49.
[47] Ibid., p. 48.
[48] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome II, op. cit., p. 826.
[49] Léon Chestov, Le pouvoir des clés (1923). Paris : Le Bruit du Temps, 2010.
[50] Ibid., p. 84.
[51] Victor Hugo, William Shakespeare (1864), in op. cit., pp. 335-336.
[52] Léon Chestov, Le pouvoir des clés, op. cit., p. 116
[53] Ibid., p. 117.
[54] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome I, op. cit., p. 105.
[55] Ibid., p. 109.
[56] Ibid., p. 106.
[57] Ibid., p. 158.
[58] Ibid., p. 169.
[59] Ibid., pp. 169-170.
[60] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome II, op. cit., p. 826.
[61] Ibid., p. 874.
[62] Victor Hugo, Les Misérables (1862), Tome I, op. cit., p. 570.