Tribune : une société qui s’effrite
25 septembre 2018
Une fois n’est pas coutume, Temporel, revue artistique et littéraire, s’exprime ci-dessous très directement à propos du débat qui occupe en ce moment notre pays. Je suis partie d’observations très concrètes pour réfléchir sur un malaise qui se révèle actuellement profond.
Vous pouvez également lire cet article sur le blog des lecteurs du Monde :https://www.lemonde.fr/blog-mediateur/article/2019/02/21/le-monde-des-lecteurs-politique-une-societe-qui-s-effrite_5426256_5334984.html
Une société qui s’effrite
Devant la porte fermée, se tient une dame âgée, debout, frigorifiée. J’avance. Les deux battants de verre coulissent et laissent le passage. « Ah ! s’écrie-t-elle. Vous avez réussi ! » Gare S.N.C.F. de Lagny-sur-Marne, mardi 29 janvier 2019, vers trois heures de l’après-midi. J’ai l’intention de recharger ma carte pour février, mais le guichet est fermé, un rideau neutre, beige clair, tendu derrière la vitre. Il me reste la machine, si je parviens à m’en débrouiller. Je pourrais essayer la gare d’Esbly, où je prends le train, mais je risque d’y trouver les guichets fermés et la machine, là-bas, fut installée dehors, de telle sorte qu’au soleil, on ne voit plus l’écran, illisible ; sous la pluie, on se trempe. Je me souviens de la gare de Meaux, l’année passée, où j’étais venue changer mon ancienne carte. Le guichet était ouvert, mais une dame vraiment très âgée s’entendait répondre : « Ah non ! nous ne vendons pas de billets Grandes lignes. Allez sur Internet, ou à Chessy [à quelques kilomètres de la ville de Bossuet]. » Et puis, les cheminots viennent de perdre leur statut.
Meaux, Tribunal de Grande Instance, novembre 2018 : il nous faut, de façon urgente, un papier officiel ayant trait à une modification de contrat de mariage, pour une succession. Nous remplissons le formulaire et demandons quand nous recevrons le document. Aucune réponse. Le service des affaires familiales est inaccessible au public. « Ils ont pris un peu de retard », nous confie-t-on au secrétariat général du Greffe. Nous n’avons toujours pas reçu le papier en ce début de février.
Impôts, prélèvement à la source : un numéro nous est donné en cas de problème, numéro taxé, ensuite remplacé par un numéro non taxé (obligeante attention). Toutefois, quelque chemin que vous preniez, guidés par la voix enregistrée qui vous répond, (« Si..., faites le 1 ; si..., faites le 2, etc.), vous tombez sur cette conclusion désarmante : « Si vous souhaitez que vous soit envoyé un S.M.S., donnez un numéro de portable et appuyez sur la touche dièse. » Aucun interlocuteur ; nul recours. Il faudra aller sur Internet, se soumettre à la mécanique du logiciel, comme s’il fallait accompagner, dans le détail de la vie quotidienne, ce discours sans appel qui sévit depuis plus de trente ans et énonce la fatalité de réformes qui vont contre les intérêts et, plus sérieusement, contre le bien-être de la majorité. Vous ne pouvez contester, argumenter, comprendre ce qui est demandé, faire valoir vos droits. Vous vivez dans un désert mécanisé. Et ne parlons pas du système de santé. Gardons-nous d’aller à l’hôpital.
Chalifert, village d’un peu plus de mille habitants. Nous n’avons jamais eu de bureau de poste et, depuis que le mur qui la supportait a été démoli, nous n’avons plus de boîte aux lettres. La Poste, nous dit la Mairie, nous demanderait de fournir la preuve que nous en avons besoin. Résultat : je prends ma voiture pour aller poster mes lettres au village voisin. Personne, dans notre monde, n’en est à une contradiction près. Nous, en nous chauffant à la saison froide, en utilisant l’auto pour aller faire les courses (le village voisin, une fois encore), nous polluons. Même si nous n’avons guère le choix, nous avons tort, mais nous apprenons en lisant le journal qu’il est prévu d’édifier, à Roissy, un quatrième terminal à l’aéroport. Les tenants de ce projet le garantissent : il n’y aura aucune pollution supplémentaire ; le trafic aérien augmentera, mais comment pourrait-il y avoir plus de bruit ? Ceux qui iraient répandre cette fausse information auraient mauvais esprit. En haute période, au moment des vacances, le ciel par-dessus nos têtes est sillonné de rayures blanchâtres. Et le Président de la République vend des avions Rafale en Egypte. Les taxes, dites écologiques, sur le gaz, l’essence et l’électricité sont injustes pour trois raisons, en tant que taxes frappant également le plus pauvre et le plus riche ; parce que, pour l’instant, les sources d’énergie alternatives sont insuffisamment développées pour que nous ayons le choix (et il ne s’agit pas de superflu, mais de se chauffer et de se déplacer) ; enfin, parce qu’on ne voit pas pourquoi le particulier devrait faire les frais de contradictions inhérentes à un modèle de société encore fondé sur la croissance des forces productives. Une véritable réflexion politique devrait consister à créer le cadre dans lequel le choix soit possible. Pour l’instant, on ne reçoit que des injonctions. Et que penser du nucléaire ?
Respectons la nature. Autour de Disneyland Marne-la-Vallée, depuis plusieurs années, nous voyons sur les vastes étendues de champs à travers lesquels, jadis, nous allions faire de la bicyclette, fleurir des grues de chantier, puis des enfilades d’immeubles qui bouchent l’horizon. L’accès au R.E.R. nous est interdit, faute d’un parking gratuit. Mais il y a encore plus grave... Si notre monde s’effrite, parce qu’il ne nous reste, comme seuls interlocuteurs, que des machines à prendre des billets ou des ordinateurs pour régler tous nos problèmes administratifs, la pensée qui sous-tend tous ces changements, auxquels on nous enjoint de nous adapter, est bien plus pernicieuse. Elle implique une atomisation parfaite de tous au nom d’une nouvelle définition de l’égalité. Prenons le futur projet de réforme des retraites. Tout le monde sera traité pareil. Chacun, tout au long de sa carrière, accumulera des points, dont le taux ne sera pas acquis et qui permettront le calcul de sa pension en fonction de la conjoncture économique. Pour le régime général, on passe des vingt-cinq meilleures années à l’ensemble de la carrière. Les fonctionnaires, dont le salaire, très bas quand ils sont recrutés, évolue par échelons, perdront la garantie du calcul sur les six derniers mois et verront donc s’interrompre brutalement cette progressivité qui compensait des revenus modestes par ailleurs. Ce n’est que vers quarante-cinq ans qu’on commence, en catégorie A, à pouvoir joindre les deux bouts. Il en résultera pour tous les retraités un appauvrissement notoire. L’égalité, terme positif sur le fronton de nos mairies, prend, dans cette opération de communication, si l’on sait entendre, une acception négative : égalité devant une paupérisation déjà bien amorcée par la stagnation des salaires et les réformes précédentes. A salaire bas, retraite dérisoire. Rien ne corrigera plus cette fatalité. « Mais Madame, vous n’avez pas assez cotisé ! » Si les militaires seront finalement exempts d’égalité, c’est bien que le mot dissimule son contraire. Que disait George Orwell, déjà ?
Autre terme pernicieux : le mérite. Il permet de placer en rivalité les individus en faisant dépendre les gratifications du bon plaisir des supérieurs hiérarchiques et, ce qu’on ne dit jamais, on a recours à ce type d’arbitraire quand on ne peut / veut plus payer tout un chacun au juste prix. Rémunération au mérite rime avec restrictions budgétaires et baisse du « coût du travail », expression ignoble qui escamote le service rendu et l’effort accompli. Que l’on ajoute à cela l’élégante expression de « capital humain » ou l’emploi abusif du terme de « pédagogie », – qui ne concerne que l’éducation des enfants –, au lieu, tout simplement d’« explication », et l’on fait de chacun d’entre nous une utilité interchangeable et un bambin qui, vraiment, ne comprend rien à rien.
Le langage s’effrite parce que notre monde s’effrite. Quand on ferme peu à peu les guichets, on se soucie de réduire le budget, au mépris du service rendu et du bien-être des citoyens, qui s’en trouvent le plus souvent complètement déboussolés, comme cette dame, à Lagny, qui n’imaginait pas que la porte, fermée, pût s’ouvrir en l’absence de qui que ce fût. On oublie que les services publics structurent la vie en commun que, de surcroît, ils rendent possible. De même, le mépris affiché par le pouvoir pour les syndicats, qui n’ayant plus voix au chapitre, sont invités à discuter des décisions sur lesquelles il est impensable de revenir, recouvre un refus des solidarités que ces organisations historiques du mouvement ouvrier mettent en œuvre et structurent. Nul n’est une île, affirmait le poète anglais John Donne. La citation est connue, mais n’en perd pas pour autant sa valeur. Une société qui ne serait conçue que comme un agrégat d’individus, – vision extrêmement simpliste qui s’aveugle sur les nuances du sentiment d’appartenance et de communauté –, ne peut que s’effriter. Hannah Arendt faisait de l’atomisation et de l’isolement des individus le préalable et la caractéristique du totalitarisme qui, écrit-elle, nous réclame de croire à une fiction.
Un des sentiments qui reviennent dans les propos, rapportés par les journaux, des « gilets jaunes », c’est justement la redécouverte du partage et de la solidarité, la rupture de l’isolement. Et tout le monde, à mon sens, tout en déplorant les violences commises ainsi qu’une certaine confusion programmatique, depuis le 17 novembre dernier, respire un peu mieux. Un possible s’ouvre, qui vient contrecarrer le fatalisme de la célèbre réplique de la Dame de fer : « There is no alternative. » (Version française contemporaine : « J’assume. ») Propos resservis, peu ou prou, aux cheminots en 2018. L’Université eut droit au même traitement en 2009, lors de la mise en œuvre de la soi-disant (notez le rappel à l’ordre par le ministère des présidents d’Université refusant d’augmenter les droits d’inscription des étudiants étrangers extracommunautaires) autonomie, où il était question d’évaluation des enseignants-chercheurs. Là encore l’argument du mérite rima avec la mise en place d’un système de surveillance. Je me souviens d’avoir passé des heures et des heures, (parce qu’on ne se rappelle plus le détail de ce qu’on a fait, et c’est mieux ainsi), à établir les listes de mes publications pour les bilans annuels du centre de recherche. Comment individualiser la recherche, la transformer en activité compétitive, alors que les idées, perméables les unes aux autres, sont faites pour se partager et se transmettre ? Dès que l’on privilégie la surveillance aux dépens du contenu, on perd le goût du travail bien fait pour s’égarer dans le spectacle de la défaite des uns, du triomphe des autres. Dans cette guerre, dans ces rivalités, le sujet abdique sa liberté.
Progressivement, durant les trente dernières années, la souffrance au travail s’est répandue. On se souvient des suicides chez Renault et France-Télécom ; on a moins parlé de la Poste. Le fatalisme ambiant a imposé une sorte de résignation amère. Les écarts s’agrandissent entre une minorité qui impose ses normes, mais les rejette pour elle-même, et les autres. La solidarité ne s’exprime plus dès lors que par des transferts de revenus entre des catégories comparables, d’où cette augmentation de la C.S.G. pour les fonctionnaires et les retraités afin de compenser la suppression des cotisations sociales prélevées sur le « travail ». Où l’on apprend qu’on fait partie des riches à partir de 2000 euros nets par mois.
Abus de langage encore. On réforme le code du travail au nom de la liberté pour le salarié de discuter d’égal à égal avec son patron. Nous entrons au pays des fées, sans parler de la fiction des emplois créés par l’abrogation du droit du travail. Un économiste évoquerait les « emplois Gattaz, père et fils » en soupirant. Et combien de gens qui finissent par se retrouver à la rue ? On s’y habitue, par impuissance, mais est-ce supportable ?
Dernier volet de l’effritement : défend-on vraiment la démocratie, (qui ne gagnera rien ni à un scrutin proportionnel fauteur de coalitions douteuses, ni à une réduction du nombre des parlementaires, associée à l’élargissement des circonscriptions, et encore moins à la réduction du nombre de communes, qui diminuerait encore le nombre d’interlocuteurs), face aux pouvoirs forts qui s’installent en Europe en oubliant que la France dispose de ports sur la Méditerranée pour accueillir des réfugiés au lieu de les laisser se noyer ? Là encore, comment considère-t-on les personnes ? Les considère-t-on ? On parle de quotas, alors qu’il s’agit de vies, de périlleuses épopées, en somme, de courage et d’admirable ténacité.
En fin de compte, on finit par avoir honte de tout ce gâchis, de ces mensonges, de cette propagande qui vise à niveler, par le bas, toutes les conditions, à isoler les individus de sorte à les persuader de leur impuissance, à les monter les uns contre les autres, alors que, quand on revient sur un acquis social pour certains, on ne fait que différer la régression pour les autres. Le risque est grand à terme, car ce n’est que de manière autoritaire qu’on peut obtenir un tel nivellement des conditions. La fiction actuelle du « on ne peut pas faire autrement » finira par trahir son caractère tyrannique.
Au nom de l’Europe, de la liberté, de l’ouverture culturelle et de la pensée, il vaudrait mieux discuter et considérer le bien-être spirituel et matériel des êtres humains au lieu de les soumettre à la fatalité et à l’inertie de l’objet. Seules, les solidarités contrecarrent l’effritement et veillent aux équilibres sociaux. Que l’on puisse vivre dignement, et l’espoir se substitue à l’aigreur. Il n’existe pas de liberté sans solidarité et partage équitable du bien-être. La fatalité ne triomphe que dans la tragédie. Le vingtième siècle nous l’a appris, non ?
Chalifert, 2-8 février 2019.