Rembrandt Bugatti (1884-1916) : La cage abolie
27 septembre 2006
En sa monographie sur Rembrandt Bugatti, Edward Horswell cite le poème de Rilke, « La panthère » (1907), à propos de la sculpture du « Jaguar tapi » (1908), œuvre créée au Jardin des Plantes à Paris, que Rilke hantait lui-même quelque temps auparavant. L’animal permet au sculpteur une sorte de projection de son état d’âme : « On peut, selon toute apparence, à peine douter qu’il s’identifiait à ses sujets en captivité, y voyant une image de son isolement émotionnel. » [1] L’artiste libère par là même toute sa vigueur créatrice : « Quand Bugatti revint sérieusement aux animaux, les sculptures acquirent une profondeur et une résonance psychologique encore plus grandes. On aurait dit que l’étude de l’humain avait augmenté sa détermination à dépeindre les animaux en tant qu’individus animés d’une personnalité distincte et de bizarreries, d’une façon qu’il préférait ne pas explorer dans sa sculpture humaine. Il nous révèle de plus en plus jusqu’aux imperfections de chaque animal singulier, la queue sectionnée ou écourtée d’une panthère ou la patte cassée d’un cerf. Son travail porte davantage encore sur l’individualité de chaque sujet. » [2]
L’animal se trouve la plupart du temps modelé en mouvement et il semble que, dans ce déploiement de son énergie, se révèle toute la puissance de son intériorité. C’est le vivant qui se manifeste dans la forme, non pas figée, même si elle est par la suite coulée dans le bronze, mais saisie dans l’instant. Edward Horswell parle d’une « passivité de plus en plus tournée vers l’intérieur et indépendante » [3] .
Né à Milan en 1884, Rembrandt Bugatti, dont le frère deviendra le célèbre constructeur automobile, a pour père Carlo (1856-1940), grand créateur de meubles et d’objets, et, pour oncle, Giovanni Segantini (1858-99), peintre de sujets bucoliques, à l’égard duquel Rembrandt éprouvait beaucoup d’affection. Très vite, ce dernier manifesta un grand talent pour la sculpture animalière. Il modela sa première œuvre à l’âge de quatorze ans. Son père, qui voulait en faire un ingénieur, accepta alors de revoir sa décision.
La famille déménagea à Paris en 1903 et, bientôt, Rembrandt exposa à la Société des Beaux-arts et au Salon d’Automne. Par la suite, il travailla également au zoo d’Anvers. Ce qui le caractérise, c’est son extraordinaire don d’observation, sa qualité d’empathie à l’égard des animaux et sa faculté à déceler le trait individuel, ce qui fait dire au directeur de la galerie Sladmore : « Bugatti n’est pas un sculpteur animalier, mais un sculpteur en soi. » [4]
La mise en valeur des caractéristiques individuelles du sujet et, de ce fait, de la qualité de l’instant où sculpteur et modèle se trouvèrent en relation, donne à cette œuvre un relief qui dépasse la forme décorative pour aller se charger d’un véritable poids existentiel. C’est là bien sûr que le sculpteur rejoint le poète en ce même lieu qu’ils ont tous deux fréquenté, le Jardin des Plantes, à Paris.
L’enracinement dans l’instant se manifeste aussi dans la technique de fonderie. On ne cherche pas une forme lisse et sans défaut, mais la vérité de la matière telle que la révèle le geste de l’artisan. Chez Adrien Hébrard (1865-1937), fondeur et marchand de Bugatti, ce dernier suivait attentivement les étapes du moulage en bronze : « Le fait de laisser sur la pièce de telles imperfections apparentes visait paradoxalement à montrer combien tout avait été accompli avec soin, car la plupart des bronzes qu’on trouvait sur le marché à l’époque passaient par un burinage et un polissage d’ensemble à la pierre, permettant d’éliminer les barbes de bronze « en trop » et de gros morceaux de métal en excédent. Implicitement, Bugatti se targue de montrer en ces œuvres la pièce telle que, avec plus ou moins d’exactitude, elle apparut une fois le métal coulé, tour de force d’habileté. » [5]
Rembrandt Bugatti cherche la beauté dans la vie et dans ses imperfections mêmes : « Jamais d’ailleurs il n’évita la pose maladroite ou l’espèce sans grâce dans l’espoir de créer des objets décoratifs populaires ou commerciaux pour les collectionneurs. » [6] Sa préoccupation formelle suit « le mouvement perpétuel de l’existence elle-même ». [7]
Ses œuvres eurent beaucoup de succès de son vivant. Il exposa dans de nombreux salons et obtint de nombreux prix. Sa vie privée, sur laquelle on possède peu de détails, fut apparemment moins heureuse que sa carrière artistique. On ne sait pas vraiment pour quelle raison il se donna la mort à Paris, le 8 janvier 1916.
Edward Horswell qui, dès l’enfance, a pu, grâce à la collection de son père, admirer les œuvres de Bugatti, s’emploie depuis plusieurs années à la faire mieux connaître, comme pour rappeler, en nos temps modernes plutôt chaotiques à cet égard, l’art à sa source : « En art, après les extrêmes matérialistes atteintes par le minimalisme (toile monochrome et installation de briques sur le sol de la galerie), on s’intéresse à nouveau à l’esprit qui anime le corps physique. Regarder de nouveau la somme de vie ineffable qui habite et, d’une certaine façon, entoure la forme des œuvres de l’artiste revient à saisir en elles l’expression éternelle du mystère de l’existence elle-même. »
Abolissant les barreaux en recréant sous ses doigts l’élan de vie qui habite l’animal prisonnier, Bugatti restaure aussi pour nous, en puisant à l’essence du vivant, cette liberté du regard et de l’émotion que l’art réifié de notre temps a, de façon souvent dogmatique et sans pitié, aliénée.
[1] Edward Horswell, Rembrandt Bugatti : A Life in Sculpture. London : Sladmore Gallery Editions, 2004, p. 149. Traduction A.M. Cet ouvrage vient de paraître en français sous le ti tre : Une vie pour la sculpture, en co-édition : Editions Sladmore et de l’Amateur. Nous remercions la galerie Sladmore, Edward Horswell et sa collaboratrice Sonia Harman d’avoir mis à notre disposition les clichés qui accompagnent cette présentation de Rembrandt Bugatti. © Sladmore Gallery. Deux photos ont été prises par Guy Braun sur le stand de la galerie Sladmore lors de la Biennale des Antiquaires en 2006 au Grand Palais.
[2] Id., p. 145.
[3] Id., p. 149.
[4] Id., p. 61.
[5] Id., pp. 64-69.
[6] Id., p. 75.
[7] Id., p. 193.