Notes de lecture de Nelly Carnet
21 septembre 2016
Jacques Ancet, Huit fois le jour. Castellare di Casinca : Editions Lettres Vives, 2016, 18€. L’âge du fragment. Baume-Les-Dames : Ǽncrages & Co, 2016, 21€.
De nouveau quelqu’un s’assoit, regarde et écrit. On a pris place dans l’espace scriptural, réveillant la langue ou la langue venant lentement à soi. Cet espace est temporalisé de manière quasi maniaque : huit épisodes se découpent en huit sous-parties entre le 16 avril et le 29 août 2011. Cependant cela prend place dans une espèce de flou, d’indistinct, d’imperceptible, de mouvant où une identité vague autour du pronom impersonnel « on » « se retrouve soudain dans ce geste de mots ». Le monde lui vient à travers un voile, une fenêtre écran qui filtre, atténue, adoucit mais montre et dévoile. Cette identité ouverte favorise l’introspection autant que le retournement de la langue sur elle-même. L’écriture de cette composition « où bougent couleurs et lumière » a été introduite par « un printemps précoce » C’est alors une tentation de vivre qui se fait jour, vivre avec, en écho avec l’extérieur mais toujours dans l’ombre de la « légère mélancolie d’un après-midi ». Certaines pages sont comme des échos de traces d’attentats restées logées dans la tête qui balancent entre vision de la cruauté et lumière du monde, « traînées rouges dans le bleu », « saleté dans l’éclat des couleurs ». Cela s’écrit dans une semi-conscience : « Je vois à peine ce que j’écris mais ce que j’ « écris me voit », annonce Jacques Ancet dans le second mouvement de son recueil. Ceux qui suivent offriront une variation dans les personnes. On passe du « je » au « nous » puis au « tu » qui domine pour redonner parole au « je » et au « on ». L’écrivain cherche à fixer ce qui advient et prend parole dans l’écriture. « J’entre dans une obscurité pleine de voix ». On y est entre rêve et réalité, disparition et apparition. Les contraires trouvent refuge et raison d’être dans cet espace qui n’existe et n’est compris finalement que par cet écrit demeurant dans le pur instant, sans date, ni jour.
Le monde remue dans cet instant, prend forme, s’exprime dans son « envers » et son « endroit », ses plis et replis, ses ourlets, le visible et l’invisible. « Il y a des gestes de mots, un remuement de formes, quelque chose qui se cherche dans la brune. » « Vous êtes dans la fraîcheur et l’éclat. Une phrase se trouve. Vous comprenez soudain ce que vous attendez. » C’est donc souvent dans un mouvement de flux et de reflux que l’image se forme sur la page. La mise en voix est mise en forme. Ecrire cadre, pose des repères mais l’absurdité reste au bord. C’est celle du temps qui passe pour cheminer vers la mort. Y être et n’y être pas. Toujours à côté. Comme jusqu’à ce chiffre huit qui scande cette fois-ci toute la composition.
Dans la foulée, un autre livre paraît. Après Chronique d’un égarement édité il y a cinq ans, voici une chronique de l’ère du rien, composé de fragments, brefs textes où il ne se passe rien de grandiloquent. C’est une économie de gestes et de mots pour une économie de vie, une concentration qui semble viser un point fixe, une acuité visuelle pour un mot juste – lenteur du geste imaginé pour chercher l’ombre de la présence. Car c’est toujours dans le négatif que se cherche et se trouve une vague présence au-delà du visible, fuyante ; si fuyante qu’il faut l’attraper dans une forme où le silence fait aussi retentir ses échos. En exergue, l’on retiendra la parole de Jean sur la mort qui tend les bras à qui ne la veut pas vraiment. Tout se simplifie au fil des ans pour l’auteur. L’écriture se concentre sur le fragment avec des phrases plus brèves mais alternant encore avec l’ampleur lorsque l’écriture tend une apparition devant soi : « La beauté est cette distance infranchissable tissée de lumière et de vols qu’on croit toujours pouvoir franchir. »
Des regrets s’égrènent ici ou là, des coups de poignard surgissent : « Le mot nazi dans la lumière » au milieu de cet espace où la vie inquiète d’elle-même voudrait gagner la partie. Parfois hagard, l’écrivain se perd un instant et ignore ce qui l’a mené à cet écart.
Dans le deuxième mouvement, Une attente étroite multiplie les interrogations, d’une simplicité déconcertante qui trouve réponse dans l’injonction que Jacques Ancet se donne pour tordre le coup à tout destin funeste : « Cherche la vie sous la menace ». « Prends ton visage. Trouve ton nom ». Le voile tombe souvent sur l’écrivain malgré l’initiative prise et le jeu de la volonté. Il est aussi tributaire de la climatologie qui efface telles que la brume ou la pluie. Il se retrouve dans le jeu incessant de l’apparition et de la disparition, de « l’imminence et de l’oubli », de l’abattement et du sursaut d’espoir qui relance l’écriture. C’est généralement un filet de signe attrapé au vol par un regard qui dirige ce regain. Une voix explore un territoire interne et ne cesse d’ordonner en conduisant le geste : voix de soi, voix d’un autre, peut-être d’un défunt. Celui qui cherche et qui écoute s’en va à la rencontre de l’infime, voit ce qui est absent, accentue son pouvoir d’imagination, rencontre le silence.
Antonia Pozzi, La Vie Rêvée, Journal de poésie 1929-1933, édition bilingue, traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf. Paris : Editions Arfuyen, 2016.
Ainsi que le titre du recueil l’indique, ce recueil de poésie suit la chronologie de son écriture. Les textes sont en effet datés, épousant les événements de l’existence d’Antonia Pozzi et les mouvements dualistes de ses pensées. Le traducteur, dans sa préface au titre évocateur « La hâte de vivre », resitue cette écriture dans son temps et dans la brève vie de son auteure soucieuse d’être absolument à l’écoute des mouvements existentiels et spirituels des êtres, de soi-même et du monde dans une langue où la tension et l’élan donnent un ensemble vivant et exaltant jusque dans les gouffres. L’écriture rejoint celle des jeunes écrivains que furent Rimbaud, Tsvétaïéva, Sylvia Plath… A aucun moment elle ne s’endort sur ses lauriers contrairement à un écrivain dit confirmé pour lequel écrire n’est plus obligatoirement une nécessité, une exigence absolue. On entend Pozzi dans son être profond et exigeant : « Moi, je voudrais plonger la tête la première/dans la fluidité vertigineuse ;/ je voudrais fondre sur un dur rocher,/ le déraciner et le broyer, avec les mains décharnées ;/je voudrais lui arracher, comme à une croix/de cimetière, un seul mot/qui me donnât la lumière. » Il faut dire que l’auteure n’a que dix-sept ans lorsqu’elle commence à écrire et sa main est déjà aussi habile et mature que celle d’un poète chevronné. Mais l’écriture est sans doute moins une question de compétence à manier la langue qu’une affaire de respiration, de force, de détermination, de tensions, de nécessité, de capacité à donner forme à une âme qui surgit des entrailles du corps et de l’esprit. A cet âge, c’est aussi bien l’énergie que l’angoisse qui viennent s’ex-primer. Le terme même d’ « angoisse » apparaît dans le texte « Larmes » : « Je sais que nous sommes peut-être tous des créatures/nées d’une angoisse éternelle : la mer ».
Le monde extérieur offre matière pour inspecter l’âme. L’identité du poète est souvent menacée dans la dépossession et la dévalorisation de soi que comparaisons et métaphores, superpositions et confusions favorisent. Pozzi glisse du chiffon – ce morceau de tissu de dernier usage avant sa totale disparition – à sa propre personne, « chiffon bleu ciel » devenu « chiffon cendreux » à terre et que les passants « envoie promener ». Vivants sont ces textes, directs, saillants avec « ces maudits mots/qui égratignent le papier avec une furieuse obstination ». Elle fait corps avec ce qui l’entoure, ciel, nuages ou montagne : « Cette nuit un ciel tressaillant/malade de nuages noirs/aiguise par de vive lueurs/mon désir insomniaque/et le rend dur et luisant/comme une lame d’acier. » Certaines langues que l’on imagine plus dynamiques, plus énergiques et plus éclatantes favoriseraient-elles la possibilité de s’extérioriser sans retenue. L’italien ferait-il partie de ces langues plus vivantes que d’autres ? Pozzi s’écrit au jour le jour, suit les méandres de sa vie et de ses sentiments à la fois pleins d’élans, de joie et de mélancolie comme dans cet extrait du « Chant sauvage » qui préfigure la fin de sa vie jouant avec les rejets et contre-rejets : « (…) J’aurai voulu/ bondir, d’un seul élan, vers cette lumière ;/ m’allonger au soleil et me dénuder,/pour que le dieu mourant s’abreuve/de mon sang. Et puis rester, la nuit,/étendue dans le pré, les veines vides :/les étoiles – lapidant folles de rage/ma chair desséchée, morte. » La plupart des poèmes sont écrits en direction de l’homme qu’elle aime à distance et auquel elle demande de la « cramponner » à la vie.
Il est souvent question de partir pour cette jeune fille qui existe à peine dans son corps fébrile, mais partir se confond aussi avec « mourir ». Elle mime souvent sa mort vécue comme une libération. Le vide semble tout autant l’aspirer que les monts l’élever. Dans sa solitude, elle porte tous les ans d’un monde qui manque d’ouverture. « La porte qui se ferme » révèle la lassitude extrême : « Tu le vois, ma sœur : je suis fatiguée,/fatiguée, usée, ébranlée,/comme un pilier d’une grille étroite/à l’entrée d’une immense cour ;/comme un vieux pilier/qui toute sa vie/a freiné la fuite impétueuse/d’une foule enfermée. » A la lumière entrevue, parfois trop vive, répond son ombre : « Soleil, violent soleil/et au fond/les noires frondaisons des pins/qui tachent l’azur. »
Seul, l’enfant pourrait ouvrir à « l’espérance du Bien », mais c’est donc d’un autre et par un autre que la vie semble possible. Véritable leurre ! Bien sûr ! C’est « l’hiver », lorsque Pozzi parle à son âme. La nature est son porte parole. Ce vœu d’enfant sera lui aussi vite enterré. C’est d’enfant mort dont il est question dans un certain nombre de textes écrits en direction de l’être aimé moins capable d’amour que d’amitié, mais qui, trente ans après la mort de Pozzi et à soixante-huit ans, ira se recueillir sur la tombe pour déposer un billet à « son Antonia adorée ».
Cette poésie de l’âme est lisible et limpide dans son clair-obscur. Les cimes des montagnes qui révélaient la force s’effacent progressivement de la mémoire pour rendre l’être au sol. Ainsi que l’écrit le préfacier, « toute la poésie d’Antonia Pozzi oscille, comme sa vie, entre espoir et désillusion, entre noirceur et lumière, entre abandon et extase, entre ascèse et sensualité ». Le recueil s’achève avec le poème écrit après la rupture avec Cervi, et entre deux aspirations baudelairiennes. Le préfacier nous promet un deuxième recueil regroupant les dernières années de vie de cette poétesse qui a mis en jeu le sujet proprement lyrique dans une écriture qui a du nerf.