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Notes de Temporel

18 novembre 2020

par Anne Mounic

Marc Dominicy, Un mystérieux prince baudelairien : « Une gravure fantastique », poème LXXI des Fleurs du Mal. Collection Études de style », dirigée par Nicolas Martin. Lormont : Le Bord de l’Eau, 2020.

Il est vrai, comme l’indique la quatrième de couverture, que ce « livre s’offre comme une enquête » visant à résoudre une énigme littéraire. Professeur émérite de linguistique, de rhétorique et de poétique à l’Université libre de Bruxelles, Marc Dominicy raisonne sur les mots et les expressions à partir d’une étude comparative qui réunit Baudelaire, – auteur, d’après une gravure de Joseph Haynes (1760-1829), Death on a Pale Horse, d’un quatorzain intitulé « Une gravure fantastique » –, Verlaine, Mallarmé et Leconte de Lisle, entre autres. Le poème LXXI des Fleurs du Mal est précédé de « Sépulture », qui contredit le vœu chrétien « Requiescat in pace », et suivi de « Le Mort joyeux », où se manifeste cette ambiguïté, signalée dans l’étude, du mot « vers », employé au pluriel : « Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeux ». Si le poète se lamente, c’est avec ironie.
Tout au long de cette enquête, il est question de voisinage. La gravure s’inspire d’un dessin de John Hamilton Mortimer (1740-1779) dont il ne subsiste à présent qu’un dessin au crayon qui « s’inspirait à la fois de l’Apocalypse (6, 8) et de la fresque du Vatican où Raphaël a représenté Héliodore chassé du temple ». Cette dernière évocation nous invite à songer à Delacroix dans la Chapelle des Anges de l’église Saint-Sulpice. De surcroît, la version définitive du poème qui, dans la revue Le Présent, en 1857, portait le titre : « Une gravure de Mortimer », retient des éléments de deux versions antérieures sous forme de chansons au refrain : « Larifla fla fla ». « Beaucoup de ceux qui ont touché, de près ou de loin, au larifla appartenaient au cercle d’amis ou de connaissances de Baudelaire : Champfleury et Pétrus Borel d’abord, mais aussi Arsène Houssaye [dédicataire du Spleen de Paris], Charles Moncelet, Nadar [...]. »
Ce poème, en somme, rassemble des instants, dans sa genèse personnelle à l’auteur, mais aussi dans son rayonnement référentiel propre à l’esprit du récit, ce jeu de relais où motifs et voix incessamment se métamorphosent. Il suscita également, comme le montre Marc Dominicy, des échos chez Verlaine et chez Leconte de Lisle, auquel Baudelaire fait lui-même écho.
Enquête, oui, et c’est cette démarche de mise en relation, de mise en évidence des réverbérations d’une œuvre dans une autre qui me paraît constituer la qualité de cette étude, car nous quittons la certitude rétrospective qui place les « monuments existants » dans un « ordre idéal », la nouveauté du présent se confrontant chez T.S. Eliot au passé, sans vision d’avenir. On s’aperçoit ici que ce passé, immobilisé par cette aspiration à l’idéal, bouge lui-même comme instant présent incertain entre le révolu et l’avenir. Nulle œuvre donc n’est jamais véritablement passée, ni révolue, mais incessamment en devenir, non seulement par ses sources et ses reprises ou citations, ses voisinages, mais également grâce à l’esprit aiguisé de ses critiques. Et nous échappons ainsi, par cette historicité, au « cimetière immense et froid, sans horizon, / Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne, / Les peuples de l’histoire ancienne et moderne ».
« Je hais les testaments et je hais les tombeaux », affirme le « mort joyeux » du poème LXXII. L’œuvre vivante, « qui se dégage de cette opération du mouvement dans les lignes » (Fusées), rayonne, « animal plein de génie », de la valeur de ses possibles, lectures et métamorphoses, à l’infini, et c’est vers l’avenir qu’elle se tourne, de préférence.

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R.L. Stevenson, Le Maître de Ballantrae (1889). Édition et traduction de Jean-Pierre Naugrette. Paris : Le Livre de Poche Classiques, 2020.

Conteur hors pair, Robert Louis Stevenson (1850-1894), qui, enfant, s’était enchanté des histoires, écossaises ou bibliques, que lui racontait sa nourrice, et avait alors écrit « Histoire de Moïse » et « Le Livre de Joseph », revient par l’imagination en Écosse alors qu’il se trouve dans le Nouveau Monde. « Voici un conte qui s’étend sur maintes années et voyage dans maintes contrées. Par un singulier concours de circonstances, l’auteur l’a commencé, poursuivi et conclu en des scènes distantes les unes des autres, et diverses. Par-dessus tout, il a beaucoup bourlingué », écrit-il dans sa dédicace au fils de P.B. Shelley. La narration de cette histoire, (qui porte comme sous-titre « Un conte d’hiver », pièce de Shakespeare où la tragédie est évitée de justesse), de « frères ennemis », sur le modèle de Jacob et Ésaü dans la Bible, ou d’Étéocle et Polynice dans le cycle tragique thébain, est complexe, utilisant plusieurs narrateurs et évoquant, outre l’Écosse de la rébellion jacobite contre l’Angleterre (1745), « maintes contrées ». Jean-Pierre Naugrette, professeur à Paris 3 Sorbonne nouvelle et spécialiste de Stevenson, nous en offre une traduction (il est lui-même romancier) et une présentation accompagnées d’un dossier critique qui permet de prolonger en l’approfondissant les plaisirs de la lecture.

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Janet Frame, Les Carpates. Traduit de l’anglais par Pierre Furlan. Noville-sur-Mehaigne (Belgique) : Esperluète Éditions, 2020.

On trouvera ici,dans une édition soignée et élégante, traduit par Pierre Furlan, le dernier roman de la célèbre romancière néo-zélandaise, Janet Frame (1924-2004), The Carpathians (1988). « Les artistes sont ainsi les "intendants" de la mémoire, ceux qui doivent s’occuper de la Fleur du souvenir. Une telle tâche présente une forte composante utopique. Le livre entier, d’ailleurs, est traversé par un courant utopique, puisqu’un monde nouveau et une langue nouvelle doivent résulter de la destruction opérée par l’Étoile de gravité. » (Préface du traducteur.)

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Jean-Michel Bongiraud, Caquètement. Paris : Le Lys Bleu, 2020 ; Chemins communaux. Milton Keynes (Grande-Bretagne) : Prem’édit, 2020.

Le premier recueil, Caquètement, débute avec le silence, puisque tout poème naît du silence, en créant, l’espace d’un instant, comme le suggère ce vers : « Du silence le monde infernal se moque », un bref paradis, qui n’est pas donné, mais gagné : « J’ai repris le combat / Ni injuste ni fragile ni précaire / Cette lutte avec le poème les mots ». Le poète n’entend pas qu’on le plaigne. Quoi qu’il en dise, il manie un certain humour, qui lui permet, « Sans dieu ni maître », de dire sans prêcher en s’opposant à ceux qui « ont piétiné le dernier carré / Où s’émancipait un bouton d’or ». Inutile de dire que le lecteur n’est pas surpris de parvenir à la troisième partie, « Anarchie », en résonance : « Nul n’est maître nul n’est dieu ». « Le pouvoir se dissout dans la fraternité retrouvée ». Le paradis du poème se tourne vers l’avenir, qu’il féconde. « Il fera doux dans ce pays où les pluies seront / dociles et fécondes. »
Dans ce contexte, même si Chemin communaux fut certainement écrit (ou seulement publié) avant Caquètement, ce titre, évoquant l’inspiration rurale qui imprègne les deux recueils, ainsi que le souci de communauté de leur auteur (« par les chemins communaux le monde se rassemblera »), ne nous étonne guère. Il commence par « Jadis » et exprime, par ce retour au passé, une certaine nostalgie, tempérée par ce futur qui apparaît dans le vers que nous venons de citer, et qui est repris, comme cet autre : « le chant ou le poème qu’importe pour le vrai poète », ou celui-ci : « l’anarchie est vouée à être l’ultime porte ». Ce balancement entre jadis et demain bâtit ce « lieu de nulle part » (Claude Vigée) qu’est le poème, trait d’union du devenir, le passé s’élançant dans l’avenir par le présent de l’acte, qui, son énergie jaillissant, offre « un espace à vivre / un espace à respirer » et s’oppose à cet autre versant du présent : « le pouvoir épouse la violence et divorce du peuple », vers répété lui aussi comme un leitmotiv. Le recueil oscille entre espoir et désespoir – ou réalisme ? « les animaux prennent garde au fouet l’homme le divinise ». Autre leitmotiv.
Jean-Michel Bongiraud est aussi revuiste et romancier, auteur de contes et de nouvelles.


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