Michael Edwards
26 avril 2010
Michael Edwards, Shakespeare, le poète au théâtre. Paris : Fayard, 2009.
« Pourquoi le plus grand poète anglais choisit-il d’écrire avant tout pour le théâtre ? » Telle est la question que se pose d’emblée, que nous pose, Michael Edwards dans son nouveau livre sur Shakespeare, qui reprend les cours donnés au Collège de France en 2007-2008. Cet ouvrage fait suite à la leçon inaugurale de la Chaire européenne au Collège de France, en 2001, Sur un vers d’ « Hamlet », à Shakespeare et la comédie de l’émerveillement (Desclée de Brouwer, 2003), Racine et Shakespeare (P.U.F., 2004) et Shakespeare et l’œuvre de la tragédie (Belin, 2005). « Ce choix nous invite simplement à chercher ce que le théâtre donnait à Shakespeare en tant que poète, et à nous demander si l’étude de sa pratique du théâtre ne pourrait pas élargir notre idée même de la poésie. » (p. 7) Dès le prologue, cette « idée même de la poésie » s’élargit en effet, au-delà du lyrisme et de l’image, dans un monde où règne, pleine et entière, la pensée ; il s’agit de la « mise en œuvre d’une réflexion rigoureuse, dynamique, prête à évoluer, sur la vie sociale et intime et sur les phénomènes sans nombre du monde environnant. » (p. 8) Cet « acte de poïèsis », pour reprendre le terme d’Aristote dans l’Ethique de Nicomaque, qu’utilise Michael Edwards, reprend alors tout le sérieux que lui ôtent des pensées qui sacrifient le singulier au nom de l’universel. Plus encore, il assure à l’individu, au sujet, disent les philosophes, sa pleine unité d’être. Aristote précise en effet, au Livre VI, chapitre 4, que « tout art a pour caractère de faire naître une œuvre et recherche les moyens techniques et théoriques de créer une chose appartenant à la catégorie des possibles et dont le principe réside dans la personne qui exécute et non dans l’œuvre exécutée ». L’unité de l’œuvre de Shakespeare, ainsi mise en valeur dans une étude où l’auteur s’attarde à chaque détail de la pensée, exprime l’unité d’un esprit attentif et recréateur du réel tout en contribuant à cette cohérence. « Le théâtre peut-être aussi l’occasion pour le poète de renoncer au lyrisme du moi et de s’aventurer dans le je des autres, de chercher, en s’obligeant à voir la réalité avec les yeux de toute une vérité de personnages, une vérité transpersonnelle. » (p. 9) On peut dès lors parler d’unité dramatique du moi, unité contenue dans les Psaumes, où le passage du Je au Nous décuple la force existentielle de la prière, ou du cri. « La poésie n’est pas un langage spécial, mais un enrichissement du langage, la mise en œuvre, et la mise en évidence de toute la vie secrète des mots, de tout ce qui se trouve en deçà ou au-delà du sens. » (p. 34) En deçà, ou au-delà, là où se trouve notre authentique humanité. La définition de la poésie que donne Emmanuel Levinas à la fin de l’essai sur Claudel inclus dans Difficile liberté me paraît faire écho aux préoccupations de Michael Edwards et donner au poème tout son sérieux : elle serait, pour le philosophe, loin des « belles lettres » et des « fantasmes », tout simplement « ce qui rend le langage possible » (Difficile liberté, Le Livre de poche, p. 188).
L’étude de Michael Edwards se compose de neuf chapitres, dans lesquels il s’intéresse à la comédie (Les Deux gentilshommes de Vérone et Peines d’amour perdues), à la tragédie (Macbeth), et à des pièces dites « problématiques », comme Mesure pour mesure, Troilus et Cressida et Tout est bien qui finit bien, ainsi que les pièces de la fin Périclès et Cymbeline. Un chapitre est consacré aux Sonnets (« Le dramaturge poète ») et, au fil de l’ouvrage, l’étude est complétée d’allusions à l’ensemble de l’œuvre de Shakespeare, dont l’unité se trouve ainsi affirmée. Il est, à partir de considérations sur Macbeth, le « poète des autres ». Sa « vaste vision du réel » (p. 21) s’ouvre à « la lointaine altérité de l’autre » (p. 25). Sous le titre « Poésie et pensée », Michael Edwards se livre à une analyse très convaincante de Mesure pour mesure, opposant une « conception purement négative de la morale » (p. 176) à une « éthique du don » (p. 175) et de la générosité, qui serait celle de l’œuvre créatrice, si l’on songe que « l’œuvre de la comédie consiste à chercher une condition meilleure » (p. 186). Michael Edwards relève les emprunts ou citations bibliques de Shakespeare, et cette qualité réparatrice conférée à la parole au plus près de l’authenticité de l’être n’est pas le moindre apport biblique, comme l’ont montré Abraham Heschel (Les bâtisseurs du temps, Minuit, 1957) et Betty Rojtman (Le pardon à la lune, Gallimard, 2001). Face à ce que le critique et poète nomme à plusieurs reprises le « monde déchu », mais je préfère cette autre façon de dire : « un monde radicalement imparfait » (p. 214), la parole poétique prend toute sa valeur de fondement du langage vrai, c’est-à-dire interpersonnel, de sujet à sujet, et plongeant au cœur de l’inconnu, gagnant sa vertu réparatrice en attestant du sens de la vie, « qui est de chercher à vivre malgré la mort » (p. 216) et de faire entrevoir « un autre réel plus vrai et plus heureux » (p. 278). Par le travail de l’esprit, l’imperfection du « réel quotidien », repris, comme le dirait Kierkegaard, par la conscience réflexive, et offert à la réciprocité du langage, entre Je et Tu, se voit amender. La parole, réparatrice, s’élève, pour reprendre les termes de Rilke, du tragique du destin à la liberté de « l’ouvert » – ce que Michael Edwards nomme « émerveillement » et œuvre du « possible » : « l’apparition quasi magique de ce qui est » (p. 288). Tels sont les derniers mots de l’ouvrage, dans lequel est aussi fourni un résumé des pièces étudiées.