Lettres de Gaston Bachelard à Claude Vigée
1er février 2006
Gaston Bachelard, saisi à la lecture des poèmes de La lutte avec l’ange a consacré à Claude Vigée quelques pages de ses Fragments d’une Poétique du feu, sur le « Phénix, phénomène du langage » :
« Le plus souvent, les Phénix de l’imagination poétique brûlent en plein vol, éclatent en plein ciel comme un explosif de lumière. Tel encore ce Phénix implicite de Claude Vigée dans un poème de La lutte avec l’ ange :« L’oiseau qui m’a vendu le rubis de l’espacedéchire de son feu les ramures du cield’un souffle obscur jaillit cette roche vivantequi disperse et reprend la lumière du coeur. »
[1]
Gaston Bachelard marque, dans les pages suivantes, son goût pour ce poète, goût également révélé dans ses lettres à lui adressées, qui suivent. Nous citons ici un fragment représentatif de ce passage : [2]
« Les grandes images s’appellent, se soutiennent l’une l’autre, se fondent l’une dans l’autre pour, ensemble, grandir dans l’ordre du magnifique. On sentira ce syncrétisme actif des images si on lit avec la passion d’admiration requise le poème en prose de Claude Vigée : « Le sommeil d’Icare » [3] . La résurrection de la Pâque, dans la fulgurance des images ailées, s’exprime comme « feu du renouveau », qui provoque finalement les « désirs endormi » d’Icare : « L’algue divine me précède, elle sème les plumes de l’immense abandon auquel la chair se doit. Mais l’oeil allume la mouette aux longs triangles blancs qui tourne doucement sous l’hélice du large. Vogue, voilier dépourvu d’ancre, à d’heureuses rencontres, vers un astre plus sûr, un ciel que rien ne charge : lorsque ton aile aura fondu d’angoisse dans la nuit, qu’incendiera ton vol une aube dérisoire, tu descendras en dispersant ta lumière et ton sang réfléchira dans la mer un soleil illusoire... Avant que mon chant ne tarisse, allume, oiseau de flamme, la lune de cristal fondue en ce matin d’été avec un reflet de tes feux dans le gravier des sources... Pour me sculpter un escalier dans la substance sainte je vous conjure maintenant fulgurants éperviers ; incendiez ces bois sous-marins, qu’une fournaise ardente fasse jaillir du minerai les filons dilatés. Entre la lune et le désert je saignerai l’oiselle révélatrice du secret égaré sous les vents. »
« Page par page, sans que jamais le nom du Phénix ne soit prononcé, les images phéniciennes viennent enrichir la légende de l’Homme volant qui devient ainsi action cosmique. C’est l’image du Phénix, non nommée, qui devient la source de tous les rejaillissements d’image. Tout le poème est en feu. Les images jaillissent, rutilantes, neuves, nées vraiment d’une imagination libre. La poésie est ici un foyer ; les images sont le combustible qu’il faut sans cesse apporter pour que l’imagination reste à son sommet. [...] »
Dans une étude intitulée « Idéalisme discursif », une des études de la période 1931-34 que Georges Canguilhem a rassemblées sous le titre Études, Bachelard fait ces réflexions qui nous paraissent avoir trait avec la lutte avec l’ange sous l’un de ses aspects, la création du moi dans le temps :
« Se penser en tant qu’être, ce n’est pas seulement dépouiller les accidents de la culture et dévêtir le personnage historique, c’est surtout abjurer ses erreurs. Je ne me décrirai donc tel que je suis qu’en disant ce que je ne veux plus être. J’en viendrai tout naturellement à un exposé critique de l’être, à une détermination des valeurs ontiques. Mais comme je n’ai pas la certitude de posséder pleinement ces valeurs enrobées dans des projets, je ne m’apparaîtrai clairement à moi-même que comme la somme de mes renoncements. Mon être, c’est ma résistance, ma réflexion, mon refus.
[...] En fait nous ne sommes originaux que par nos fautes. Nous ne sommes vraiment des êtres que par une rédemption. Cette rédemption a un sens foncièrement créateur. Une faute est toujours un déficit d’être.
L’effort métaphysique pour saisir l’être en nous-mêmes est donc une perspective de renoncements. Où trouver alors le sujet pur ? » [4]
Institut d’Histoire
des Sciences
et des Techniques
Le Directeur
2, rue de la Montagne Ste Geneviève
Paris Vème
Cher Monsieur
Dans une courte lettre je ne puis vous dire toutes les pensées, toutes les rêveries qui ont suivi ma lente lecture de vos poèmes. Sans cesse, j’ai été arrêté devant la profondeur de la vérité poétique des thèmes. Sans cesse, le livre ouvert je me mettais à méditer. Je lis beaucoup de poèmes, j’en admire souvent. Mais ici il y a plus : il y a un passé qui souffre, un exil qui est un exil de l’être. Et certaines pages sont bouleversantes.
Exil de la parole exil de la présence. Ailleurs est le bonheur, la vie, les songes. Le songe lui-même a perdu son infinie présence. Parfois une enclave allemande augmente le secret
O Schneewelt der Kindheitdarfst du noch schweigend singen ?
[5]
De quelle voix blanche résonne l’écho d’un blanc passé !
Et ce renard qui saigne sur la neige m’obsède. Comme il a l’odeur sauvage et âpre de la liberté !
Votre Phénix met des germes partout. C’est un feu dans la pierre, un cœur dans le glacier. Tous les éléments sont par vous vivifiés.
Ma fiche de lecture est pleine de notes. Si je pouvais comme je l’espère mettre un livre en conclusion de mes anciens livres sur le feu, l’eau, l’air et la terre et leurs rêveries, vos poèmes me donneraient des documents révélateurs. Mais qu’allez-vous faire ? Vous ne pouvez maintenant vous arrêter. Poèmes après poèmes, il vous faut écrire, toujours écrire, combler l’exil par la vie du poète. Rêvez seulement et le grès des Vosges poussera dans votre maison. Toutes les nuits l’Alsace pour vous se tissera des hautes vignes. Vous boirez, en ces nuits, de la bière de Colmar, le vin des grands vallons. Dans ce domaine rien n’est vrai et réel comme l’imaginaire.
L’autre jour, devant mes étudiants assemblés, dans un cours sur l’imagination j’ai cité :
..........................La nuitJ’écoute...................un jeune noisetierverdir
Avec vous je me suis fait une oreille d’écouteur. Je me suis souvenu d’un alexandrin perdu par moi dans une page de prose, tandis que je rêvais
Au temps où j’écoutais mûrir la mirabelle.
En Août prochain dans votre Amérique perdue je suis sûr que vous entendrez cela, que nous entendrons ensemble vous jeune poète, moi vieux philosophe la quetsche mettre sa robe de deuil violet.
Mais allez-vous seulement recevoir cette lettre ? Si oui envoyez-moi très vite un autre livre de poèmes. J’ai mis votre livre dans le rayon des livres inoubliables.
Très cordialement à vous
Bachelard
Gaston Bachelard
Université de Paris
Faculté des Lettres
Paris, le 13 Mars 1955
Cher Monsieur,
Hier j’ai reçu d’une part La lutte avec l’ange d’autre part l’Été Indien et votre lettre. Je suis heureux que ma lettre vous ait atteint et que vous l’ayez reçue comme un gage d’amitié. Je vais méditer vos nouveaux dons. Déjà dans ce froid matin d’un dimanche parisien vos pages me donnent la lumière. La stèle de Béthel m’apporte une grande maxime : « la récompense est pour celui qui sait dompter le temps. »
Tout le mois de Juin, je serai à Paris. Venez me voir. Presque toujours je suis chez moi vers 18 h. 30. Je n’ai pas le téléphone. Inutile de me prévenir. Si je n’étais pas là un jour, venez le lendemain.
Amicalement à vous
Bachelard
Gaston Bachelard. 2 Rue de la montagne Ste Geneviève
Paris 5
Paris le 10 février 58
Cher Monsieur
Les œuvres, les belles œuvres doivent être imprimées. Vous m’aviez confié jadis vos pages sur L’été indien. La dactylographie en était bien venue. Le texte m’avait intéressé. Mais voici le livre paru ! Et c’est tout autre chose. A peine lu, on sent qu’il faut relire, on sait qu’on relira souvent. Pour les poèmes, le plaisir est grand. On vous retrouve tout entier. Ils sont de la même veine que la Corne du Grand pardon. Ils portent le même signe. A ce signe je retentis. Car votre été indien jamais ne fera taire la résonance des octobres alsaciens ! Je vis, moi, dans une nostalgie de l’octobre champenois. J’ai des vendanges au fond du cœur. Et mes vignes sont mortes ! Vous savez maintenant avec quel cœur je vous ai lu.
Mais il y a le journal ! Évidemment, ce n’est qu’une partie d’un journal plus secret mais vous êtes là tout entier, philosophe et poète, homme sensible et homme de méditation. Ah ! vous ne nous en direz jamais assez, puisque vous nous dites des pensées qu’on n’oublie pas. Votre livre ne quittera pas le rayon tout proche de ma main des grands livres.
Et maintenant, écrivez, écrivez vite, publiez vite. Je suis impatient de vous lire.
En juillet vous m’avez trouvé souffrant. Je le suis encore. Je travaille peu. Mais je veux me rétablir. Ma fille après ses thèses a été nommée à la Faculté des Lettres de Lille. Heureusement son enseignement a pu être groupé en deux jours. Je ne suis seul que deux jours. Je songe au passé et je vis dans l’ennui. Mais je suis heureux de voir ma fille dans ma carrière qui lui plaît.
Bien amicalement,
Bachelard
Nous terminerons cette évocation de Bachelard par un extrait du récit que fit Claude Vigée de sa visite au « vieux philosophe » en 1955. On peut en lire l’entièreté dans « Sous la tente d’éternité : Une leçon de poésie chez Gaston Bachelard », Danser vers l’abîme. Paris : Parole et Silence, 2004.
« De sa voix haut placée, presque chantante, légèrement tremblée, aux r bien roulés qui révélaient ses origines rurales bourguignonnes, il me récita de mémoire, avec un évident bonheur, le passage final de Booz endormi, en accentuant les rythmes, en prolongeant de tout son souffle les voyelles qui font vibrer et chatoyer les vers magnifiques de Hugo :
« et Ruth se demandaitL’œil mi-clos sous ses voiles,Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,Avait, en s’en allant, négligemment jetéCette faucille d’or dans le champ des étoiles. »
Il en détachait les sons, syllabe par syllabe, en les savourant sensuellement au passage. Après l’évocation murmurée du « repos nocturne » dans « Ur et dans Jérimadeth » (sic), lorsque Ruth s’est blottie dans l’aire de battage des orges mûres, sous le manteau protecteur de Booz endormi, e l’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ». Le monde muet demeure aux aguets alentour, dans l’attente des noces cachées. L’univers va entrer en gésine pour l’engendrement futur du messie d’Israël ; en l’aire de battage de Bethléem se prépare la gestation du sauveur des nations. L’espace-temps obscur de ce monde est traversé, illuminé par la volonté du moissonneur divin, à la main invisible, armé comme il le serait d’un outil humain, de la faucille en feu du croissant lunaire. Ici-bas, déjà, se construit la maison d’éternité promise pour la fin des temps, se prépare au ciel scintillant de météores comme sur la terre en sommeil, la moisson de l’éternel été.
Bachelard me fit remarquer dans le texte de Hugo la présence alternée, à la fois conflictuelle et conciliée, des éléments primordiaux : le feu, l’air, le minéral masculin, la terre féminine noyée dans les eaux de la nuit nuptiale. En elle germent, comme les étoiles filantes ou les grains d’orge innombrables, les promesses inouïes de l’avenir humain. Les éléments mariés se contractent dans l’unité du champ des étoiles, que moissonne, de sa fine et courte faucille d’or pur, la demi-lune de printemps éblouissante. Bachelard insista également sur le mouvement léger, négligent, fait de lumière et de vent, grâce auquel le dieu moissonneur et le couple amoureux engendrent ensemble, "en s’en allant", le fils de l’homme porté par l’annonce prophétique. Enracinée à la fois dans le temps et dans l’éternité, la volonté créatrice active, transformatrice, libère l’homme ancien du poids d’un destin fatal, elle fraie le chemin à la venue future du fils de David, rédempteur de l’humanité entière.
Plongée dans son rêve éveillé, « l’oeil mi-clos sous ses voiles », Ruth s’étonne de l’éclosion de cette semence d’étoiles qui palpitent au firmament de l’espace illimité : une infinité étrangère à l’âme humaine, que capte pourtant son regard borné, replié sur lui-même dans l’intimité étroite et charnelle de la conscience personnelle. Miraculeusement, la demeure ombreuse, ronde et secrète de l’oeil féminin, s’équilibre face à l’excès du cosmos ; elle supporte l’ouverture inhabitable, l’exposition au feu sacré du dehors transcendant. Elle s’offre comme une matrice ou un berceau à l’habitat inhumain de Dieu. Dans l’alcôve des deux corps enlacés sous le manteau de Booz dans l’aire, la demeure onirique édifiée par l’oeil voilé de la jeune femme enfin fécondée, fait pendant, sans s’effondrer, à la réalité gigantesque et anonyme du grand tout qui reste à jamais hors d’atteinte : telle est la merveille de l’amour partagé. Cette unité, Bachelard l’a définie dans une causerie diffusée sur les ondes en 1952 : « Ainsi les images les plus particulières montent au niveau d’un univers ». Si, selon une expression frappante de sa Poétique de la rêverie, « le monde est un corps humain », pour Bachelard comme avant lui pour les maîtres de la Kabbale, c’est dans le secret d’un regard féminin unique que s’accomplit « l’éphémère unité » du ciel et de la terre. Un demi-siècle plus tard, elle demeure gravée dans ma mémoire, la leçon de poésie et d’humanité bienveillante que me laissa ce soir-là le vieux sage hospitalier, au visage détendu et souriant, en me raccompagnant jusqu’à la porte qui donnait sur le palier de l’escalier obscur : « Je suis un rêveur de mots... Il y a un absolu dans l’imaginaire »I
[1] Gaston Bachelard, Fragments d’une Poétique du Feu. Paris : P.U.F., 1988, p. 97.
[2] Id., pp. 98-99
[3] Claude Vigée, « Le Sommeil d’Icare », La lutte avec l’ange. Paris : l’Harmattan, 2005, pp. 133-145. Première publication, 1950.
[4] Gaston Bachelard, Études. Présentation de G. Canguilhem. Paris : Vrin, 2002. Première édition, 1970, p. 85
[5] Ô monde neigeux de l’enfance
t’est-il encore permis de chanter en silence ?
Claude Vigée, La corne du Grand Pardon, in Le soleil sous la mer. Paris : Flammarion, 1972, p.