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Les valeurs de la nuit II, par Anne Mounic

24 avril 2019

par Anne Mounic

Jean de la Croix

L’œuvre, comme retour sur l’instant afin de le saisir en esprit et de le sauvegarder, l’inscrit dans l’éternité en le rendant communicable. Il s’ensuit que cette complémentarité du jour et de la nuit nous permet d’esquisser la silhouette d’un sujet ouvert à ses domaines intérieurs et donc à son propre possible. Avant d’aborder la question du point de vue poétique, voyons son aspect religieux.

La « Nuit obscure »

Jean de la Croix aurait écrit ce célèbre poème à la fin de 1578. Le poème décrit la rencontre amoureuse entre « l’aimée » et « l’Ami » [1] et le poète lui donne, dans la Montée du Carmel et la Nuit obscure de l’âme, deux traités doctrinaux, son interprétation allégorique : il s’agit de l’union de l’âme à Dieu grâce à l’« illumination ténébreuse de la foi » [2], présentée comme un oxymore. Le poème porte en sous-titre cet exposé de son sujet : « De l’âme qui se réjouit d’être arrivée au haut état de la perfection, qui est l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle. » Dès les deux premiers vers, la « nuit obscure » contraste avec la « flamme d’amour » [3]. Dans la troisième strophe, la nuit est « bienheureuse » et l’aimée, qui est sortie furtivement, va « Sans autre guide ni lumière / Que celle en mon cœur qui brûlait ». Cette clarté intérieure guide « Plus sûrement que celle de midi ». Le mouvement intérieur prime sur l’évidence extérieure. Puis la nuit devient elle-même guide. La réunion devient une union et une métamorphose.

Ô nuit qui fus un guide,
Ô nuit plus aimable que l’aube !
Ô nuit qui réunis
L’Ami avec l’aimée,
L’aimée en l’Ami transformée ! [4]

La dernière strophe indique l’abandon final de l’âme déliée de son tourment. Si l’on songe au Cantique des cantiques, dont Bernard de Clairvaux (1090-1153) a donné une interprétation spirituelle, on pense aussi au rêve de l’échelle (Genèse 28, 12-22). Chez Bernard de Clairvaux toutefois le jour de l’éternité est baigné d’une lumière de midi. [5]

Le traité intitulé La nuit obscure nous indique que la nuit possède une vertu purificatrice, de l’âme sensitive dans un premier temps, de l’âme spirituelle par la suite. Le traducteur, cette fois-ci, ne traduit pas « la secreta escala » par « la secrète échelle » [6], mais par « l’escalier secret » [7], dont Jean de la Croix explique qu’il est « la nuit obscure de la contemplation », qui dépasse l’entendement, les sens et l’imagination, et demeure « indicible » [8]. Il se réfère ensuite à Genèse 28, 12-22 en précisant : « Ce songe, nous dit la sainte Écriture, eut lieu de nuit et lorsque Jacob était endormi, pour nous faire comprendre combien cette voie ou montée qui mène à Dieu est secrète et différente de ce que l’homme peut penser. » Il vaut donc mieux traduire par « échelle », afin de susciter immédiatement le souvenir de l’épisode biblique dans l’esprit du lecteur. Cette « échelle mystique » est une « science d’amour » qui « éclaire l’âme » [9].

Pour Edward Young (1683-1765), poète anglais, et protestant, la nuit s’avère un guide capable d’aiguiser l’esprit du poète pour une méditation sur « la vie et la mort » [10]. Il s’adresse à un certain Lorenzo dès le vers 321 de la première nuit, « La plainte », mais a interpellé, d’entrée, le sommeil : « Tir’d nature’s sweet Restorer, balmy Sleep ! / De la nature lasse le tendre reconstituant, doux Sommeil ! » [11] (I, 1) Il nomme ensuite la nuit : « Night, sable Goddess ! / Nuit, Déesse noire ! », et fait d’elle une figure prémonitoire de la mort :

‘Tis, as the general Pulse
Of life stood still, and Nature made a Pause ;
An awful pause ! prophetic of her End.

C’est, comme le Pouls de la vie
Dans son ensemble ne battait plus par cette Pause de la nature ;
Une terrible pause ! prophétisant sa Fin.

Toutefois, dans cette lugubre perspective, le poète implore le silence et l’obscur de lui accorder « un seul rayon de pitié, / Pour éclairer, pour réconforter » (« one pitying ray, / To lighten, and to chear » [12]. Il avait auparavant énoncé que du silence et de l’obscur naissait la raison, fondement de la décision. La Raison est décrite au début de la troisième Nuit comme « cette Lampe que le Ciel allume en l’Homme » [13]. Il s’agit donc, par la réflexion, d’atteindre à une résolution en dépit de la précarité de la condition humaine.

Ev’n silent Night proclaims my soul immortal :
Even silent Night proclaims eternal Day :

Même le silence de la Nuit déclare mon âme immortelle :
Même le silence de la Nuit proclame l’éternité du Jour : [14]

La nuit éclaire la réflexion d’une lueur paradoxale. « Prisonnier de la terre, et détenu sublunaire » (« Prisoner of Earth, and pent beneath the Moon » [15]), le poète, comme le philosophe grec, Platon ou Aristote, cherche sa voie pour accéder à la plénitude et à la félicité. Il est conscient que, aspirant à des « joies perpétuelles » dans le « changement perpétuel », il demande des « choses Impossibles » [16]. Il ne les requiert pas pour lui, mais pour l’humanité. En chantant « l’homme Immortel », il s’agit de trouver une ouverture conduisant « de l’Obscurité dans le Jour » [17]. La réflexion nocturne est en quête d’une aube.

La seconde Nuit, appartenant toujours à la « plainte », concerne le temps, la mort et l’amitié. La vie est « Une lutte éternelle avec le Malheur » (« Eternal War with Woe » [18]). Les mondes, comme dans la Théogonie d’Hésiode, ont surgi de la « Nuit éternelle, et du Chaos » [19], mais le devenir est conçu comme possibilité d’expier dans une sorte de variation chrétienne sur le thème de l’éternel retour :

To-day is Yesterday return’d ; return’d
Full-power’d to cancel, expiate, raise, adorn,
And reinstate us on the Rock of Peace. [20]

Aujourd’hui, c’est Hier qui revient, revient
Tout-puissant pour abolir, expier, élever, orner,
Et nous réinstaller sur le Roc de la Paix.

Un possible, toutefois, naît du pouvoir humain d’amender ses actes, de les réorienter, de les parfaire, ce qui contredit la notion de fatalité. De même l’amitié rend « notre Sagesse sage » [21] et mène à la joie, qui ne peut que se partager. On notera la répétition de « return’d / revient » qui donne une résonance à cette idée de retour sur ce qui fut pour aller au-delà.

La Nuit troisième, traversant la « Vallée de la Mort » [22], opère une conversion du négatif, le deuil, au positif.

This Harvest reap from thy Narcissa’s Grave.
As Poets feign’d from Ajax’ streaming blood
Arose, with Grief inscrib’d, a mournful Flow’r ;
Let Wisdom blossom from my mortal Wound. [23]

Récolte cette moisson sur la tombe de ta Narcissa.
Comme les Poètes ont fait croire que du sang répandu d’Ajax
Avait surgi, marquée de Chagrin, une Fleur mélancolique ;
Que fleurisse la Sagesse de ma mortelle Blessure.

C’est une continuité que le poète ici recherche, continuité de l’un à l’autre, puisque le possessif de deuxième personne (« thy / ta ») se transforme en première personne (« my / ma »). La « corrélation de subjectivité » [24] dont nous avons parlé », Je et Tu, s’établit. Elle fait également du retour sur Hier un retour sur soi de sorte à délier le passé dans le futur. On revient sur la Nuit muette afin d’accéder, par la parole ou le chant, à une lumière tout intérieure.

À la fin de la troisième Nuit, Edward Young fait de la mort une libération du « tyran » [25] qu’est la vie. La pensée chrétienne rejoint la philosophie platonicienne.

When shall I die ? – When shall I live for ever ? [26]

Quand vais-je mourir ? – Quand vivrai-je pour toujours ?

Lorsque débute la quatrième Nuit, on ne parle plus de plainte, mais de « triomphe du christianisme » (« The Christian Triumph » [27]). Le poète loue le Créateur et reprend la maxime apollinienne : « Know thyself [28] / Connais-toi toi-même ». On revient à la plainte dans la cinquième Nuit. Il s’agit d’une « rechute (« The Relapse » [29]). « De nuit un athée croit à moitié un Dieu / By Night an Atheist half-believes a God. » [30] La lune tient la « Lampe à la Sagesse » et le poète fait ici allusion à Socrate, qui conviait la philosophie à « demeurer » par les hommes. Le poète puise sa lumière dans une énergie tout intérieure qui diffère de celle du soleil, où ses pensées dépérissent (V, 205-211). Il s’interroge ensuite sur l’immortalité humaine, sans laquelle son questionnement n’aurait pas de sens. La sixième Nuit se présente sous le titre « The Infidel Reclaim’d [31] / La reconquête de l’Infidèle », prolongée dans la septième Nuit, où s’aiguisent les arguments en faveur de l’immortalité. Suivent « L’apologie de la vertu » (Huitième Nuit) et « La Consolation » (Neuvième Nuit). Au terme de cette discussion argumentée qui explorait la nuit en quête d’une sagesse, lumière issue de l’obscur, en neuf nuits, comme pour une renaissance, mais neuf est aussi le nombre des muses, filles de la mémoire, le poète « a trouvé l’Abri d’un logis » (« have hous’d me in an humble Shed » [32]). C’est, au cœur de la nuit, la face de Dieu que cherche son âme. On retrouve cette notion d’élévation que recouvrait l’allusion à l’échelle de Jacob chez Jean de la Croix, même si, chez Edward Young, cette ascension doit à la lumière de la raison, que recherchait le poème, plutôt qu’à un abandon au divin.

Teach me, by this stupendous Scaffolding,
Creation’s golden Steps, to climb to THEE :
Teach me with Art great Nature to controul,
And spread a Lustre o’er the Shades of Night.
Feel I Thy kind Assent ? And shall the Sun
Be seen at Midnight, rising in my Song ? [33]

Enseigne-moi, par ce prodigieux échafaudage,
Degrés d’or de la Création, à me hisser vers TOI :
Enseigne-moi, avec l’Art, à dominer la grande Nature,
Et à répandre un éclat sur les ombres de la Nuit.
Éprouvé-je Ton tendre Consentement ? Et le Soleil
Sera-t-il vu à Minuit, s’élevant de mon Chant ?

Ce soleil est celui d’une double négation – la mort n’est pas la mort, mais la vie –, qui console. L’œuvre poétique, en tant que manifestant l’énergie qui récuse la fatalité, offre en elle-même cette consolation, une affirmation rayonnant (Soleil) là où il ne se peut qu’elle brille (Minuit). Cet impossible rapprochement rend le contraste encore plus marqué, comme arraché à l’évidence des apparences et fruit d’une décision, ou d’une résolution, qui fait de l’unité d’être ainsi atteinte dans la consolation, un paradoxe criant. Le poète dit adieu à la Nuit (IX, 2378), mais projette, à la fin des temps, un « Minuit universel » [34].
On retrouve, à l’époque romantique, cette notion de la nuit comme infini où plonger pour élargir ses propres domaines intérieurs.

Notes

[1Jean de la Croix, Nuit obscure (1578), in Poésies complètes. Édition bilingue. Traduction de Bernard Sesé. Paris : Corti, 1993, p. 20.

[2Bernard Sesé, « L’œuvre poétique de Jean de la Croix », in ibid., p. 13.

[3Jean de la Croix, Nuit obscure, in ibid., p. 19.

[4Ibid., p. 20.

[5Voir l’article de Marie-Madeleine Davy sur Bernard de Clairvaux dans l’Universalis, version électronique.

[6Jean de la Croix, Nuit obscure, in ibid., p. 19.

[7Saint Jean de la Croix, La nuit obscure. Traduction, du père Grégoore de Saint Joseph. Présentation de Jean-Pie Lapierre. Paris : Seuil Sagesses, 1984, p. 173.

[8Ibid., p. 174.

[9Ibid., p. 182.

[10Edward Young, Night Thoughts (1742). Edited by Stephen Cornford. Cambridge : Cambridge University Press, 2008, p. 38.

[11Ibid., p. 37.

[12Ibid., p. 38.

[13Ibid., p. 73.

[14Ibid., p. 39.

[15Ibid., p. 40.

[16Ibid., p. 41.

[17Ibid., p. 48.

[18Ibid., p. 51.

[19Ibid., p. 57.

[20Ibid., p. 59.

[21Ibid., p. 64.

[22Ibid., p. 79.

[23Ibid., p. 80.

[24Émile Benveniste Problèmes de linguistique générale, 1, op. cit., p. 232

[25Edward Young, Night Thoughts, op. cit., p. 85.

[26Ibid., p. 87.

[27Ibid., p. 91.

[28Ibid., p. 103.

[29Ibid., p. 115.

[30Ibid., p. 121.

[31Ibid., p. 149.

[32Ibid., p. 257.

[33Ibid., p. 272.

[34Ibid., p. 319.