Le voyage d’hiver de Wilhelm Müller, traduit et commenté par Nicolas Class
22 septembre 2013
Wilhelm Müller
Die Winterreise
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1. Bonne nuit 2. La girouette 3. Larmes de glace 4. Congélation 5. Le tilleul 6. Le courrier 7. Débâcle 8. Sur le fleuve 9. Regard en arrière 10. La tête grisonne 11. La corneille 12. Dernier espoir 13. Au village 14. Le matin de tempête 15. Déception 16. Le poteau indicateur 17. L’auberge 18. Feu follet 19. Repos 20. Les soleils parallèles 21. Rêve de printemps 22. Solitude 23. Courage ! 24. Le joueur de vielle |
Le mélomane n’ignore pas le nom de Wilhelm Müller, qui est l’auteur des poèmes de la Belle meunière et du Voyage d’hiver, mis en musique par Schubert. Mais il le considère sans doute comme l’un de ces poètes mineurs, auxquels les compositeurs ont trop souvent sacrifié, et dont le mérite se réduit à fournir des textes qui se prêtent aisément à la mélodie mais demeurent dépourvus de profondeur ou d’originalité.
Il serait cependant injuste d’en rester à ce jugement précipité. Müller a joui d’une grande notoriété au cours du XIXe siècle et reste encore aussi connu que d’autres poètes de son temps, tels qu’Eichendorff ou Brentano. Il n’est donc pas déplacé de vouloir aborder ses poèmes pour eux-mêmes et de les donner à lire tels qu’ils les a écrits et ordonnés, afin de se convaincre qu’il fut bien un poète d’envergure à défaut d’être le premier poète de son temps.
En composant son cycle du Voyage d’hiver, Schubert a procédé à plusieurs corrections du texte qui avaient pour but d’en renforcer la continuité mélodique sans en modifier la forme ni en changer le fond. Il n’a pas non plus conservé la séquence suivant laquelle Müller avait lui-même ordonné ses poèmes. L’anecdote voulant que le compositeur n’ait pas eu d’emblée tous les textes sous la main, ce qui l’aurait contraint à les réarranger, est bien connue. Il en résulte cependant que certaines implications sous-entendues par le poète se trouvent ainsi masquées ou affaiblies.
Cet état de fait ne permet pas forcément de prendre en compte la portée véritable de l’écriture poétique de Müller, qu’il inviterait plutôt à sous-estimer. Or cette dernière a eu un avocat convaincu en la personne de Heine, qui voyait en Müller son maître en poésie. Ce jugement a d’autant plus de poids que Heine n’avait pas pour habitude de ménager les critiques à l’adresse de ses confrères. La réussite de Müller tient en ce qu’il a su unir un ton ou une inspiration populaires à une écriture savante dont les procédés stylistiques sont parfaitement maîtrisés et sciemment employés. Ses poèmes présentent ainsi l’avantage de parler d’emblée à leur lecteur tout en répondant à des exigences littéraires définies dont il revient à la critique d’évaluer la reprise et le renouvellement.
Du point de vue de l’histoire littéraire, Müller opère ainsi le passage du Volkslied, la chanson traditionnelle ou populaire, qui n’implique pas d’ambitions littéraires, au Kunstlied, le poème destiné à être chanté ou mis en musique consciemment créé et revendiqué par son auteur. On sait que Heine a porté ce nouveau genre à sa perfection, et on peut soutenir que Müller l’a inventé, en ce qu’il a été le premier à en maîtriser les composantes et à en assurer l’équilibre, plus qu’un Brentano, trop exclusivement virtuose, ou qu’un Eichendorff, trop tourné vers la vie intérieure.
Du point de vue de l’histoire musicale, ce renouvellement de l’écriture poétique a lieu au moment où la composition musicale se réapproprie les textes qu’elles ne se contente plus seulement d’agrémenter. Le passage du Strophenlied, dans lequel la mélodie se plie aux divisions rhétoriques scandées par les strophes, au Lied durchkomponiert, dans lequel le texte se trouve redivisé et répété conformément à la phrase mélodique, implique qu’en poésie ce n’est plus la logique du sens qui s’avère déterminante, mais bien celle de la sensation. Le Kunstlied apparaît alors comme le résultat d’un effort conscient pour répondre à ce déplacement d’accent. S’il est plus qu’une simple chanson, il se prête mieux que le Gedicht, le poème qui n’est écrit que pour être lu ou déclamé, à être mis en musique, même si pour ce faire il semble renoncer à se présenter d’abord comme pure littérature.
Cependant, le succès de Müller ne se réduit pas à avoir su trouver un créneau à la mode, et la valeur de ses poèmes n’est pas seulement affaire de genre littéraire. C’est que, dans la Belle meunière comme dans le Voyage d’hiver, il a su exprimer des préoccupations de son temps et de tous les temps. S’il semble d’abord s’en tenir à une thématique reçue, force est de reconnaître qu’il ne s’enferme ni dans la nostalgie du passé ni dans l’exaltation patriotique, auxquelles la poésie allemande de l’époque succombait si souvent, mais qu’il jette un œil lucide et souvent critique sur la société bourgeoise et la comédie humaine qui s’y joue.
Il est frappant de constater à quel point la poésie de Müller déforme et finit par rejeter ouvertement les cadres et les conventions de l’idylle campagnarde qui était de mise pour la poésie de l’époque Biedermeyer quand elle n’évoquait pas un lointain Moyen-âge, ou une Italie ou une Espagne tout aussi éloignées, conventions imposées en outre par la censure que les accords de Karlsbad faisaient peser sur la création artistique et littéraire en Europe centrale. Si les poèmes de la Belle meunière conservaient encore le cadre extérieur de cette idylle, leur distorsion y est pratiquée de manière systématique et apparaît notamment par l’évocation transparente du suicide de l’apprenti meunier, trop rêveur et trop instable, pour réussir dans le mode des meuniers et des chasseurs où tout n’est qu’affaire de rendement et d’apparence.
Le Voyage d’hiver, pourrait-on dire, commence là où la Belle meunière s’arrêtait. Un amoureux rejeté par sa bien-aimée décide de quitter la ville de ses amours déçues au milieu de l’hiver, saison qui se prête d’elle-même à évoquer de tels états d’âme. Mais ce rapprochement conventionnel est exploité pour rendre, à travers une observation précise des phénomènes naturels et une connaissance profonde du cœur humain, toutes les nuances du désespoir et toutes les ambivalences d’un homme égaré au milieu d’êtres humains qui ne savent plus vraiment être humains. Ici la mort elle-même n’apporte aucun secours, aucune délivrance, pas plus qu’elle ne permet de considérer l’amoureux comme un perdant de la vie. Au contraire il s’agit de continuer à vivre contre toute attente et contre tout espoir, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire ni à souhaiter que de vivre et que la vie reste sa seule justification. Loin de n’être qu’un sentimental pusillanime le voyageur qui rejoint le joueur de vielle fait peut-être preuve, malgré son désespoir, du plus grand des courages, celui d’oser continuer à vivre.
Müller peut être considéré en ce sens comme l’exposant d’un romantisme au-delà du romantisme, en tout cas d’un romantisme qui refuse la pose romantique pour s’affronter à la réalité prosaïque sans le recours aux idéaux qui vous enferment dans leur tour d’ivoire et aux illusions qui vous font croire que vous pourriez trouver la paix dans le repos de la rêverie. Il sait parfaitement, pour en avoir fait lui-même la douloureuse expérience, que le monde dans lequel il nous faut vivre malgré tout est foncièrement inhumain, ne serait-ce que pour cette raison que les rapports qui se nouent spontanément entre les être humains y sont dénaturés par la nécessité artificielle et somme toute inutile de tenir son rang, d’occuper sa place, de faire fructifier ses affaires, de jouer les rôles d’emprunt à quoi se sont réduit nos interactions.
Au fond l’hiver que traverse l’amoureux déçu des poèmes de Müller n’est jamais qu’une évocation de l’horreur ordinaire de notre existence quotidienne. Et la lutte que nous devons mener ne consiste pas dans l’héroïsme grandiloquent des certitudes toutes faites, mais dans l’effort qu’il nous faut faire chaque jour pour vivre et pour accepter la vie telle qu’elle est sans toujours savoir pourquoi. Car la vie elle-même n’est jamais telle qu’on l’attend ou qu’on la souhaite, et c’est pourquoi nous devons toujours surmonter nos déceptions et nos dégoûts. Contre toute attente il revient à la poésie, en évoquant ces derniers, non de nous faire fuir la vie pour nous enfermer dans le confort illusoire de la rêverie mais de nous y ramener et de nous donner la force de lui faire face.