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Le Poète et la Ville

27 septembre 2006

par David Gascoyne

Le hasard a voulu que, presque le jour même où le Secrétaire-Général chargé de l’organisation du Troisième Festival Européen de Poésie m’écrivait pour m’inviter à participer à ce dernier, en lui envoyant au préalable, avec quelques-uns de mes poèmes, quelques pages sur le thème « Le Poète et la Ville », un groupe de jeunes, en relation, avec la London School of Contemporary Dance, présentait à la scène une version chorégraphique d’un « poème radiophonique » intitulé Night Thoughts, que j’avais écrit en 1954 et qui fut diffusé par la B B C l’année suivante. Naturellement ce me fut une joie que ce que j’avais alors tenté d’exprimer en grande partie par l’image ou la métaphore difficilement contournable de la Ville prise comme représentation d’un environnement qui oppresse et déshumanise aujourd’hui l‘homme d’Occident paraisse présenter encore le même intérêt d’actualité pour ne fût-ce qu’une toute partie d’une génération tellement plus jeune que la mienne, au point qu’elle souhaite l’utiliser pour exprimer ses propres réactions vis-à-vis de l’époque où nous vivons. Si je mentionne cette coïncidence, veuillez croire qu’il ne s’agit pas pour moi de vanité ni du désir de me mettre en avant, mais plutôt d’expliquer qu’elle m’a encouragé à restreindre le présent essai à une brève récapitulation explicative du sujet essentiel d’un ouvrage conçu par moi il y a plus d’un quart de siècle.

Le texte publié de Night Thoughts est précédé d’une épigraphe tirée de Hölderlin : « Aber weh ! es wandelt in Nacht, es wohnt, wie in Orcus Ohne Goettliches unser Geschelt... » Suit un triptyque qui s’ouvre par une section consacrée aux « Veilleurs de Nuit » solitaires, puis un « Carnaval mégalométropolitain » fantasmagorique, et pour conclure une « Rencontre avec le silence ». Tout est noyé dans l’obscurité consécutive à ce que Martin Buber nomme « l’éclipse de Dieu ». La notion de la mort apparente de Dieu remonte en fait à la fin du 18ème siècle, précédant de plus de quatre-vingt ans la célèbre déclaration de Nietzsche au paragraphe 125 du Gai Savoir. En en faisant mon postulat d’ensemble, je passerai peut-être pour utiliser des références à des notions qui, me semble-t-il, paraissent trop familières aujourd’hui. Mais si on a souci de présenter une image raisonnée de la condition humaine véritable, d’une manière aussi simple et immédiatement prégnante que possible, à un public d’individus dont on ignore jusqu’au nombre approximatif, la nouveauté et la familiarité de la vue que l’on cherche à transmettre par les mots sous une forme dramatique importe moins que la conviction qu’elle correspond à une réalité métaphysique fondamentale caractéristique de notre époque et dont on a fait soi-même l’expérience.

Il est certain qu’il n’y a rien de bien nouveau non plus à identifier les membres de notre société du vingtième siècle avec les habitants de ce que je nomme « Megalometropolis » dans la seconde section de Night Thoughts. Le préfixe méga, bien sûr, signifie tout simplement extraordinairement vaste (comme par exemple dans « un million de fois ») c’est-à-dire en comparaison avec le groupement d’habitation le plus ancien imaginable, brièvement présenté dans cette section par une référence à la « cité primitive » censée s’être élevée sur le site de la Forêt originelle conçue aussi comme le Jardin où poussait l’ arbre de la Connaissance, scène de la Faute ou Chute première qui a pour résultat ultime l’enfer mécanisé de masses confuses et aliénées dans le cadre duquel vient culminer cette section. Celle-ci s’ouvre calmement par l’évocation nocturne, factuelle à la base, d’une grande Ville moderne, en fait Londres, dont quelques détails caractéristiques spécifiques sont mentionnés en passant par le principal narrateur. Les aspects complètement sécularisés et contrôlés par la routine d’une capitale contemporaine, de même que la monstruosité de son gigantisme informe, sont suggérés. La partie qui sert d’introduction à la seconde section se clôt par une description, où des voix alternent dans un rythme quasiment hypnotique, du quartier des affaires désert, axe véritable de la cité, peinture qui vise à suggérer à l’inconscient le vide éthique qui est au cœur de notre monde mené par les spéculations financières et de négoce. Minuit est maintenant passé et les multitudes de la Ville, dans leur quasi-totalité sont enveloppées dans un sommeil séparé et pourtant collectif. A ce point se produit une modification de contenu et de tempo. Les citadins étant tous endormis, le principal Narrateur annonce :

« Entrent les Songes »

Puis un second Narrateur ayant brièvement indiqué le passage du paysage urbain extérieurement réel vers un monde imaginaire, le premier Narrateur invite l’auditeur à

« Entrer dans le Songe »

De même que Night Thoughts dans son ensemble est dominé par la notion d’une nuit spirituelle accompagnant la banqueroute aride de l’incroyance, de même mon acceptation - avec des réserves - de l’Inconscient Collectif défini par C.G.Jung est-elle un présupposé nécessaire pour saisir ce que j’ai tenté de réaliser dans la section centrale, à savoir construire de toute pièce un rêve censé être celui de Monsieur Tout le Monde en danger imminent de devenir un homme de la foule privé d’âme et d’individualité , bien qu’en même temps il faille se rappeler que l’identité individuelle a ses racines dans les profondeurs de l’inconscient et est liée à la mort associée à une descente dans la terre. Il ne faut donc pas y voir le rêve de qui que ce soit en particulier, et certainement pas la transcription d’un des miens, puisqu’il s’agit d’une composition faite à loisir et en pleine conscience, dans une optique totalement différente de l’approche surréaliste orthodoxe, à la pratique de laquelle j’ai consacré jadis une période de ma jeunesse. L’épisode du rêve qui intervient alors dans ma pièce radiophonique amalgame en fait un certain nombre d’éléments hétérogènes. J’ai déjà mentionné l’implication subliminale : le terme devrait rendre claire mon ambition d’éveiller ici des rémanences [1] et des associations groupées dans la mémoire de l’auditeur ainsi qu’une couche plus profonde de la conscience qui lui est liée. Pour y parvenir je fais des allusions rapides, de simples suggestions, parfois, à tout un éventail assez large et disparate de symboles et d’archétypes mythologiques,tels que la Forêt/Jardin préhistorique déjà mentionnée ; la place cercle/carré tel un mandala, au centre de la Ville ; la colonne au milieu qui peut aussi être un jet d’eau ; l’entrée d’un Monde souterrain (ostensiblement le Métro, Underground, Subway) décrit comme un repaire labyrinthique « Omphalos-boss) (avec un jeu de mots intraduisible sur « boss » qui est à la fois « bosse » et « patron ») en référence à une masse de pierre, omphalos, le « nombril », que les premiers Grecs plaçaient au centre du monde et, de manière oblique, à Minos et Pluton. Immédiatement sous la surface de la terre, le rêveur entre dans une cité souterraine qui reproduit en l’inversant celle de dessus avec comme il convient une imitation du jour où s’activent des foules pressées à propos desquelles Engels, à supposer qu’il écrive aujourd’hui, trouverait des mots encore plus cinglants que ceux de son essai du milieu du 19 ème siècle sur La Classe ouvrière en Grande-Bretagne : Il y a quelque chose de déplaisant dans l’agitation même des rues, quelque chose qui fait injure à la nature humaine elle-même. Des centaines de milliers de gens de toutes les classes et rangs de la société circulent en se bousculant ; ne sont-ils pas tous des êtres humains avec les mêmes caractéristiques et les mêmes potentialités, également intéressés dans la poursuite du bonheur ? et pourtant ils se croisent hâtivement et dans l’indifférence comme s’ils n’étaient en rien liés les uns aux autres ». [2]

Au début de cette évocation d’une ville souterraine qui va se révéler de plus en plus infernale, j’ai pris soin d’introduire l’image des Arcades que caractérisent leurs luxueuses vitrines, en hommage à Rimbaud qui l’introduit dans l’une des « Villes » de ses Illuminations (peut-être la plus remarquable de toutes les expressions prémonitoires du mythe spécifiquement moderne de la Ville :
« Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plateformes, des escaliers, qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l’acropole ? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades... »

Il serait possible de voir ici l’anticipation inconsciente des arcades inexplicablement sinistres qui sont un trait distinctif de tant soit peu à la représentation visuelle du mythe de la Ville moderne. Avant de laisser le sujet du mythe, mention doit être faite du film de Fritz Lang qui est un classique des années 1925, « Metropolis », qui était vraisemblablement, bien que l’idée ne m’en soit pas venue alors, présent à l’arrière-plan de mon esprit alors que je mettais sur pied cette section de Night Thoughts : certainement sa vision puissante de masses asservies peinant sur des machines gigantesques dans une vaste Ville souterraine de l’avenir menacée par un désastre imminent, est l’une des réalisations les plus inoubliables du cinéma muet.

Depuis le moment où mon rêveur anonyme entame sa descente, le commentaire des trois Narrateurs connaît une accélérations sensible. La satire se marque aussi dans sa progression vers un rendez-vous imprécis par un labyrinthe d’escaliers , de ruelles, d’escaliers mécaniques et de couloirs, tandis que par intermittence un Chœur répétitif et onomatopéïque imite le bruit des roues des trains qui approchent. Ces Chœurs se terminent chaque fois par des paroles qui indiquent clairement qu’une situation de « rêve d’angoisse » se développe :

Les Damnés sont les Damnés sont les Damnés ...
Jour de Colère Plan pour l’Atome Colère à venir Bombe
Atomique Jour à venir le plus Grand Bang la plus Grosse Bombe, La
Colère de Dieu Le Monde de l’Homme le Jour à Venir Le Bang La Bombe...( ad inf.)

En même temps les Narrateurs recomptent les distractions diverses s’offrant aux foules harassées qui tentent d’aborder aux trains, en énumérant le contenu des posters et des placards sur les murs qu’elles doivent longer en toute hâte : elles sont sollicitées par les tentations insipides des agences de voyage, de l’industrie des loisirs, par les :produits archi-vantés par une publicité monotone tous présentés par un Choeur qui rivalise avec le premier : Le premier Narrateur y met fin en affirmant simplement que : « Le Dormeur a poussé jusqu’ici sa quête pour découvrir qu’il est perdu, » ; il désigne son environnement immédiat comme un « Pandemonium moderne », « Capitale de tout Etat-pseudo-super-Ville ».

L’épisode atteint alors son apogée - c’est le « Carnaval » proprement dit. « Pandemonium », bien sûr, et le nom que Milton donne à la Ville souterraine de son Paradis Perdu ; il faudrait par conséquent, dans une définition stricte, le distinguer de l’Enfer de Dante dans La Divine Comédie comme un système de référence cosmique théologique opposé à un système catholique. Mais comme je l’ai dit plus tôt, je n’ai rien fait de plus que tenter un amalgame de fragments symboliques d’un mythe, et si nécessaire je suis prêt à invoquer le vieux droit à la licence poétique. De toute manière il ne reste aucun espace pour explorer ce genre de subtilité ; même si, remarquons-le, dans les pays catholiques, le Carnaval marque le début du Carême, suivi par la semaine de la Passion et la Résurrection pascale, tandis qu’ailleurs le terme est maintenant généralement utilisé sans discrimination pour dénoter toute sorte de réjouissance où on se déguise.

Une voix parodiant un présentateur de radio typique en train de commenter à chaud un événement en vient à décrire l’arrivée sur la scène (Plaza Pluton) d’une « Personnalité vraiment très importante », « Le Vieil homme en personne » ; et cette caricature cache de toute évidence un composé archétypal d’au moins trois figures, Satan, le Diable et Méphistophélès. Satan, dans la tradition hébraïque, signifie l’ « adversaire » , tandis que le Diable dans son rôle méphistophelesque est essentiellement celui qui empêche ou nie ; je l’ai en fait présenté comme jouant le rôle d’un séducteur opportuniste faussement déguisé en un grand personnage public bienveillant à qui est confié la fonction de faire un discours déclarant « le Carnaval ouvert aux quatre vents de la Publicité, du Commérage, du Bavardage et de la Rumeur » . Puis il coupe rituellement un ruban, cordon ou corde et en appelle au Maître de Cérémonies d’Ouverture du Printemps pour prendre en charge le déroulement des festivités. Le délégué incognito du Prince de l’Ombre prononce alors un discours où il encourage et exhorte tous les présents à se jeter à corps perdu dans l’orgie/marathon de rock’nroll/ présentation de mode/ bal masqué, au cours duquel tout sens encore présent de responsabilité s’oublie tout comme le sens du danger qui pourrait venir du fait qu le plancher de la salle de bal plutonique est en même temps une patinoire de glace noire susceptible de s’effondrer à tout moment. En dépit des pulsations musicales de plus en plus bruyantes un Chœur d’exclamations extasiées se fait aussi entendre par intermittence, composé d’expressions qui toutes paradoxalement se réfèrent (en anglais) au contraire du profane (« Divin « - « Hors de ce monde » - « Céleste » - « Adorable » etc...). Comme le fait remarquer Mircea Eliade dans un texte de 1959, le renversement des rôles et le port de déguisements (« travesti » =trans-verti temporaire) caractéristique du Carnaval européen a ses origines dans les cérémonies de fertilité de presque toutes les cultures primitives, « impliquant une confusion totale de valeurs, signes spécifique du rituel orgiastique ». Ce brouhaha confus de clichés sophistiqués est brusquement interrompu par le premier Narrateur qui cite deux distiques d’un poème vde Pope typique du 18ème siècle classique :

« L’Enfer monte, le Ciel descend, et sur la terre c’est la danse ;
Avec dieux, démons et monstres, musique, fureur, réjouissance,
Feu, gigue, bataille et bal ;
Et puis une vaste conflagration avale tout ».

Ces vers quasi-eschatologiques d’Alexandre Pope sont suivis immédiatement par la Voix d’un masque, qui laisse libre cours à l’angoisse existentielle intérieure dissimulée par la « gaieté » simulée des fêtards. Son discours est accompagné par un fonds musical où, comme je le spécifie, le thème traditionnel du Dies Irae se distingue au milieu de l’égarement traditionnel, bien que moins antique mélodie connue en Angleterre comme « Boys and Girls Come out to Play ». La musique, composée pour l’émission de la BBC par Humphrey Searle qui, soit dit en passant, est le seul disciple de Webern, atteint en crescendo un sommet avec une fanfare de trompette perçante et aigue qui représente à coup sûr la Trompette du Jugement dernier et offre au dormeur une raison de se réveiller et d’échapper ainsi à la situation désormais intolérable à laquelle son rêve l’a mené :

« Dormeurs, éveillez - vous »

Il ne faut plus désormais aux trois Narrateurs que quelques vers de méditation tranquille pour clore la section centrale de Night Thoughts.

On pourra objecter que la ville (1) en tant que sujet de la publication à laquelle les poètes ont été invités à collaborer, n’est pas la Ville aux dimensions mythiques que j’ai tenté d’évoquer. Il est certain que la plupart des poètes que je connais personnellement, et qui sont loin d’être tous britanniques, sont obligés de passer une partie de leur temps dans des villes mais préfèrent autant que possible vivre à la campagne ; la petite ville dans laquelle il est possible jusqu’à un certain point de prendre part à une forme de vie communautaire sans se sentir oppressé par un sentiment de stagnation, se fait de plus en plus rare. Mais peut-être la petite ville provinciale est-elle l’habitat idéal pour le poète. En tout cas, dès 1908 Miguel de Unamuno prenait la défense de la petite ville en des termes qui me paraissent toujours vrais et convaincants :

« Très bien alors - que celui qui n’attache pas de sens à sa personnalité et est prêt à la sacrifier sur l’autel de la sociabilité, que celui-là aille se perdre parmi les millions d’habitants d’une métropole. Pour celui qui aspire au Nirvana, la métropole est préférable au désert. Pour noyer votre « moi » mieux valent les rues d’une grande ville qu’une solitude loin de tout. Ce n’est pas une mauvaise chose que de fréquenter de temps à autre la grande ville et de plonger dans l’océan des foules mais afin d’émerger à nouveau sur la terre ferme et de sentir le sol solide sous ses pieds. Pour moi qui m’intéresse aux individus - à Jean, Pierre et Richard, et à vous qui lisez ce livre - mais non aux masses qu’ils forment en s’agglomérant ; je reste dans ma petite ville, et je vois chaque jour à la même heure les mêmes hommes, des hommes dont l’âme s’est heurtée, parfois douloureusement, avec mon âme ; et je fuis la grande métropole où mon âme a subi le fouet glacé des regards dédaigneux de ceux qui m’ignorent et que j’ignore. Des gens que ne peux nommer...Horrible ! »

Aussi j’espère qu’il paraîtra naturel, et non pas une simple évasion de ma part, de placer la section terminale de Night Thoughts à la campagne et de l’appeler « Rencontre avec le Silence ». L’un des thèmes centraux de l’œuvre entière est que l’homme d’aujourd’hui, urbanisé et orienté technologiquement, court le danger croissant d’être englouti par les masses manipulables qui ne pensent pas. « Mais que servirait à un homme de gagner le monde entier s’il perd son âme ? » Tous ces individus qui luttent pour préserver leur indépendance et leur humanité essentielle ressentent une solidarité instinctive les uns envers les autres, comme c’est je crois le cas des poètes contemporains. C’est pourquoi je conclus mon « poème radiophonique » par ces mots :

Bienvenue aux solitaires. Amis, nos semblables, vous n’êtes pas des étrangers pour nous Nous sommes plus proches les uns des autres que nous n’en sommes conscients. Pensons les uns aux autres dans la nuit, même si nous ignorons chacun le nom de l’autre.

Traduction de Michèle Duclos

Notes

[1En français dans le texte

[2Note de l’auteur : « Cité par Walter Benjamin dans « Sur quelques motifs de Baudelaire, inclus dans une traduction d’une sélection de Schriften. »


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