La main, grâce à l’outil, creuse son instant dans le temps : entretien avec Devorah Boxer
1er mai 2008
Visite d’atelier : Devorah Boxer
diaporama sonore
En cette fin de février, nous nous rendons dans le quartier du Montparnasse, au fond d’une impasse aux allures de vieux Paris, si ce n’était la silhouette de la tour, qui surplombe, écrasante, ces immeubles anciens, à la façade claire et ne dépassant pas les trois étages. Nous pénétrons dans une cour ornée de plantes, très calme – aspect qui nous séduit toujours, nous qui avons choisi pour y vivre la tranquillité de la campagne, à proximité de Paris. Nous errons un peu, puisque, sur la boîte aux lettres, à côté du nom de Devorah Boxer, nous ne trouvons aucune autre indication, mais une fenêtre s’ouvre soudain :
Que cherchez-vous ? me demande-t-on.
Vous !
Telle est ma réponse, qui surprend un peu notre hôte, mais très vite, je lui explique que nous avons rendez-vous et elle nous fait entrer tous les deux, Guy et moi, dans son atelier, où trône, dès l’abord, une magnifique presse à graver Fleury. Sur les murs, toutes les gravures que nous connaissons – les poids, les brosses, les boîtes à musique, les « débris » électriques, etc. Nous repérons d’emblée, tout près de la porte qui mène à la table de travail, un fragment de main de plâtre, que Devorah, nous dit-elle plus tard, a trouvé dans l’impasse.
Les gens jettent de ces choses… remarque-t-elle.
La table de travail donne sur la cour. Outre les outils de gravure, elle est couverte d’instruments de tout genre, de toute forme et de tout aspect.
On me dit que je ne m’intéresse qu’aux vieilleries, mais pas du tout ! Le hérisson sort directement du sous-sol du B.H.V. !
Ah, c’est un endroit que vous aimez, vous aussi.
Oui, dit-elle, les yeux brillants de plaisir.
Devorah Boxer nous propose du café tandis que Guy déballe ses accessoires pour la photographie et la prise de son – rien de bien sophistiqué dans ce dernier domaine. Pour ma part, j’ai sorti mon calepin et mon stylo bille. Nous avons réfléchi tous deux à la tournure que nous voulions donner à cet entretien, dont nous avons en tête les lignes directrices. La première question tombe sous le sens.
Anne Mounic : Pourquoi la gravure ?
Devorah Boxer : Par hasard. Je me trouvais à Yale, dans une école d’art pour mon Master. Je m’étais inscrite en arts graphiques, en typographie plus précisément, mais je n’étais pas faite pour cela. Par contre, il y avait une option gravure sous la direction de Gabor Peterdi. Je l’ai prise et me suis mise tout de suite à adorer ça !
A.M. : Quelle est la perspective générale des études d’art aux Etats-Unis ?
D.B. : Chaque école a ses propres méthodes. A Yale Art School, on apprenait le dessin et le jeu de la couleur avec discipline, mais aussi avec une certaine ouverture et une grande attention. En plus de ceux qui étaient exigés pour mon diplôme, j’ai pu profiter des cours de dessin et de théorie de la couleur de Josef Albers, qui étaient d’une grande richesse. Ici, aux Beaux-Arts, chaque atelier est dirigé par un « maître ». J’ai eu une petite expérience française également, car j’ai effectué à Paris ma troisième année d’université, et passé trois mois dans la classe d’André Lhote. C’est une expérience inoubliable – celle du « maître » qui vous corrige et forme ainsi ses disciples à son image – plusieurs petits André Lhote.
A.M. : C’est différent aux Etats-Unis.
D.B. : A Yale, nous n’avions pas de « maître », mais ma discipline était à part dans l’école d’art. J’étais dans la section Arts graphiques. En outre, l’enseignement de la gravure en option n’était pas très précis. C’est Jacques Frélaut qui m’a tout appris, ici, à Paris. Au bout de deux ou trois ans en France, j’ai eu la chance d’avoir comme voisin, sur le même palier, Jean Pennequin, maître taille-doucier. Il travaillait avec Crommelynck et a parfois imprimé des œuvres de Picasso, ou d’autres. Je me souviens que, dans ce lieu très petit qu’était son atelier, il s’était attaqué aux cinquante-huit couleurs sur sept plaques de cuivre différentes de la Bethsabée de Picasso. De plus, il disposait d’une presse énorme qui prenait quasiment toute la place. Il était très sympathique et moi, très timide, j’avais mis des années avant d’oser frapper à sa porte. Quand il a pris sa retraite, il s’est un peu installé ici. C’est lui qui m’a appris à imprimer.
A.M. : Etes-vous venue à Paris pour travailler avec Jacques Frélaut ?
D.B. : Non, pas du tout. C’est simplement qu’à Yale, j’ai eu la chance de rencontrer mon futur mari français. Venir ici me convenait, car j’éprouvais une certaine attirance pour Paris. Et je ne regrette rien.
G.B. : C’est formidable que vous ayez pu rester si longtemps dans l’atelier que vous occupez maintenant.
D.B. : Oui, j’y suis depuis 1959. On a essayé de nous chasser bien sûr. Des promoteurs immobiliers ont voulu faire main basse sur notre impasse, comme d’habitude. Nous avons constitué une association et nous avons gagné.
A.M. : Ce qui, par contre, n’est pas comme d’habitude.
D.B. : Oui, pas du tout. Très inhabituel même. L’endroit est formidable. C’est calme et entre voisins, il règne une très bonne ambiance. L’exposition qui a lieu à Gravelines en ce moment s’axe sur cet atelier. On y voit 70 ou 80 gravures alignées. C’est curieux, mais on n’a pas l’impression que ce soit trop serré. Cela a un sens. On y voit en outre quelques objets, qui m’ont servi comme « sujets ».
A.M. : A l’exposition de l’association Trace, il y a deux ans, vous aviez exposé le Tea bag. Or j’aime bien, dans les expositions de groupe, me promener au hasard et aller vers ce que j’aime, sans préjugés. Quand j’ai vu votre gravure sans savoir qu’il s’agissait de vous, j’ai été immédiatement attirée. De ce sachet de thé se dégageait une intensité certaine. Vous parvenez, en dépeignant les objets, à donner, par allusion, une idée de la présence humaine. Pourtant, vous ne dessinez jamais des êtres humains.
D.B. : J’ai commencé avec des personnages sur bois. Durant mes premières années à Paris, je ne connaissais personne et parlais très mal le français. J’ai eu beaucoup de mal les premiers temps. Je ne me souviens plus à quel moment j’ai choisi de quitter les personnages pour les objets. Pendant un temps, j’ai fait peu de gravure. J’avais deux enfants, qui me prenaient beaucoup de temps. Pendant cette période j’ai fait quelques livres d’enfant et j’ai passé deux ans à travailler sur un jeu sur l’architecture avec une amie. Par la suite, j’ai songé à cette gestuelle de l’objet et c’est cela que j’ai développé au fil des années. Ce que vous me dites sur le tea bag me fait très plaisir. Je ne sais jamais moi-même si ce que je fais est vraiment réussi ou non.
A.M. : C’est un peu normal. On ne sait jamais si ce qu’on fait soi-même est vraiment bien. Ce goût pour l’objet pourrait-il vous venir de certains moments de votre enfance ?
D.B. : Quand j’étais à l’école, j’admirais beaucoup l’art expressionniste allemand – des artistes comme Käthe Kollwitz. Et puis mes parents avaient des amis réfugiés allemands.
A.M. : Vous avez parlé de « gestuelle de l’objet ».
D.B. : Je réfléchis sur la forme, sur la fonction. L’outil correspond à la découverte d’un moyen de faire. On crée un outil pour résoudre un problème. Le processus est manuel. Il s’agit là du prolongement de l’intelligence de la main. Prenez ce vilebrequin, par exemple.
(Devorah saisit l’objet et l’actionne.)
A.M. : Il est la silhouette d’un geste de la main.
D.B. : Et regardez sa forme, la façon dont il capte la lumière. C’est la beauté de la chose qui m’intéresse. On dirait un paysage. Comme un paysage, l’outil a une perspective, une lumière, une structure. Il est une incarnation du temps.
A.M. : Pourriez-vous revenir sur cette notion d’ « intelligence de la main » ?
D.B. : La main ne peut être séparée de l’œil. Ce que l’œil voit, la main le traduit. C’est une chance de pouvoir exprimer. Et pour cela, il faut regarder chaque objet avec attention, tourner autour, pour ainsi dire. Voici un objet de Madagascar destiné à être utilisé pour faire des infusions. Je pensais en faire une gravure sur bois et je me suis arrêtée, car le dessin suffit, bien que je l’aie repris plus tard à la pointe sèche. C’est un objet d’une banalité totale.
A.M. : Vous n’allez pas toujours jusqu’à la gravure ?
D.B. : J’aime dessiner pour dessiner. Je passe beaucoup de temps à dessiner.
A.M. : Dessiner, pour vous, cela veut-il dire analyser ?
D.B. : Oui, c’est cela.
A.M. : Vous faites aussi de la gravure sur bois ?
D.B. : Moins maintenant. Pourtant, comme technique, c’est plus simple. C’est plus difficile aussi, mais plus direct, plus physique, moins intellectuel, mais … je vais en refaire.
G.B. : Utilisez-vous de bois de fil ou du bois de bout ?
D.B. : Je prends du bois trouvé, du bois qui a déjà vécu. C’est l’aspect de la chose qui me plaît. Il se présente avec un problème. Il a déjà des trous de clous, par exemple.
A.M. : Vos aimez vous inscrire dans un processus qui a commencé avant vous et continuera après, si possible.
D.B. : Oui, c’est vrai. Et je reprends souvent le même objet plusieurs fois, comme pour les passoires.
A.M. : Vous le reprenez de façon différente ?
D.B. : Oui. Là, c’est un déchet. J’ai fait pas mal de déchets.
(Devorah montre des fils électriques entremêlés.)
G.B. : Je me souviens aussi de vos carnets de voyage lors de l’exposition à la Galerie Taylor. Là, vous aviez dessiné des animaux.
D.B. : Oui, une tête de héron. C’est plutôt rare en effet que je dessine des animaux. Je suis allée deux fois au Mali avec mon mari. Il faut dire aussi que c’est un objet puisqu’il s’agissait d’un grigri. Je dessine aussi des nus. J’adore ça. Le dessin est essentiel. Il faut ensuite l’approfondir pour parvenir à une gravure. Le temps joue son rôle. J’ai aimé la dernière chose que vous avez faite, lors de l’exposition Trace, le nu.
G.B. : Oui, c’est un monotype.
A.M. : Vous n’aimez pas la rapidité. C’est un peu l’instant lui-même que vous creusez, non ?
D.B. : J’essaie d’attraper une réalité très précise qui appartient à l’objet – un moment de la vie de l’objet.
G.B. : Votre grand-père était tonnelier.
D.B. : Mon père parlait rarement de son père, mais un jour il a montré comme il regardait le bois. « Il faisait comme cela », a-t-il dit en mimant les gestes de son père. Et là, cela a produit en moi comme un déclic.
G.B. : Dans l’article de La Voix du Nord, on parle à votre propos d’ « humanisme de l’objet ».
D.B. : C’est Madame Tonneau qui a employé cette expression, mais il est vrai que les objets ont des personnalités. Certains ont été délaissés. Prenez cette chaussure, par exemple. On l’appelle draining shoe. Elle servait à protéger le soulier pour pousser la pelle dans la tourbe.
G.B. : Retournez-vous souvent aux U.S.A. ?
D.B. : J’aime bien habiter en France. Je suis du Nord-Est, de Nouvelle-Angleterre. Dans le Massachussetts, on trouve bon nombre de petits musées très intéressants, car les collectionneurs américains ont acheté ce que la France a laissé partir. J’ai un rapport un peu compliqué avec les U.S.A. Je vais de temps en temps à New York. Vous connaissez les Etats-Unis ?
G.B. Nous y sommes allés en 1975. Sac à dos et en Greyhound.
A.M. : Votre enfance américaine a-t-elle pu avoir une influence sur vos choix artistiques ?
D.B. : J’ai eu la chance de passer mes dernières années de lycée dans la première écoles de filles qui ait été fondée aux Etats-Unis. Nous y suivions des cours de modèle vivant. C’est-à-dire que nous nous dessinions les unes les autres. Je me souviens aussi de reproductions de tableaux dans le couloir de l’établissement. Je suis restée un jour en arrêt devant une reproduction de Modigliani. Ce fut pour moi, dans cette école, un contact très riche avec l’art, car mes parents s’y intéressaient peu et je n’avais aucun ami qui fasse du dessin. Je me contentais de copier des bandes dessinées. Parfois, aussi, je copiais des peintures. Je me souviens qu’à dix ou douze ans, j’ai fait une copie de La Forge de Goya. Le tableau (de Goya) était reproduit dans Life Magazine.
A.M. : Le choix de représenter ces objets, ces outils peut-il se déduire d’un certain rythme de vie, d’une propension à s’arrêter sur les choses, durant ces années d’adolescence ?
D.B. : Je me souviens que j’adorais lire, surtout des romans du dix-neuvième siècle. Dickens et Thackeray et les romanciers américains, comme Melville ou Hawthorne. Et comme j’oublie beaucoup, je tâche de relire. J’aimais réfléchir, méditer, observer.
G.B. : Pourquoi avez-vous choisi, à Gravelines, de présenter votre travail sous quatre rubriques – les brosses, les poids et mesures, les outils ; enfin, les tiroirs, caisses et boîtes ?
D.B. : Non, ce n’est pas mon fait. Cela fonctionne très bien.
G.B. : Cela fait un peu l’effet d’un inventaire.
D.B. : Oui, ce n’est pas moi, ça.
G.B. : Nous pourrions peut-être voir maintenant une œuvre en particulier.
D.B. : Oui, j’ai choisi de vous montrer le poids de dix kilos.
(Nous passons dans l’autre pièce, près de la presse. Les gravures de Devorah Boxer sont remisées dans un meuble bas à tiroirs. Elle a sorti toute la série des poids.)
D.B. : Tout est parti de cet objet. Voici un mètre plié de façon hasardeuse. Cela me fascinait que, quel que soit le pliage, il s’agisse toujours de la même unité de mesure – un mètre, toujours. On a d’une part l’exactitude de la mesure et d’autre part, avec toutes ces formes que cet objet peut prendre, on a un autre aspect de la réalité, au-delà de cette précision. Ayant fait ces observations, je suis passée à la notion de poids, autre réalité que je voulais comprendre. Comment exprimer qu’une chose est lourde, qu’elle pèse ?
A.M. : Comment représenter la pesanteur…
G.B. : Ou le contrepoids.
D.B. : Comment représenter une réalité efficacement. J’ai d’abord placé ce poids de dix kilos en hauteur. Cela n’allait pas. J’aime l’objet. Je peux reprendre un même objet des années plus tard. Toujours je continue. Et je me suis aperçue qu’il fallait le poser et le prendre en contre-plongée.
G.B. : Quelle est votre conception de la technique, en ce qui concerne la gravure ?
D.B. : Je travaille de façon assez primitive. J’utilise l’acide au pif. Du perchlorure maintenant. Et j’aime exploiter les accidents. En même temps, je gratte beaucoup.
G.B. : Vous parvenez à créer la lumière dans un objet qui n’aurait aucune vie si on ne le regardait pas. Vous n’êtes pas loin de l’abstraction, également.
D.B. : Oui, c’est vrai. J’ai beaucoup d’admiration pour El Lissitzky*, par exemple.
G.B. : Utilisez-vous du zinc ou du cuivre ?
D.B. : Cela dépend. Le zinc est plus gras, plus tendre. Il donne une autre lumière.
A.M. : Vous n’êtes pas esclave de la technique et vous donnez à tous ces objets une sorte de plénitude de vie. C’est ce qui nous avait frappés dans la dernière exposition Rembrandt à La Bnf – cette façon qu’il avait de mélanger toutes les techniques, de reprendre ses plaques en ne visant finalement qu’une forme de vérité d’expression.
D.B. : Pendant une bonne vingtaine d’années, je suis allée régulièrement au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale et j’y ai beaucoup appris.
Temporel : Devorah, nous vous remercions vivement de nous avoir accordé cet entretien et nous sommes sensibles à votre chaleureux accueil.
* Artiste russe constructiviste (1890-1941).
Devorah Boxer : L’œuvre gravé 1956-2005. Catalogue raisonné, par Roland Plumart.
Musée de Gravelines, Malbodium Musuem, 2006.