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La joie littéraire selon Tzvetan Todorov

29 septembre 2007

par Anne Mounic

Tzvetan Todorov, La littérature en péril. Paris : Flammarion, 2007.


L’auteur de cet essai décrit un monde, dans son enfance, fait de livres, car ses parents étaient bibliothécaires : « … les livres s’accumulaient dans les chambres et les couloirs, formant des piles fragiles au milieu desquelles je devais ramper. » (p. 7) Entré en 1956 à l’Université de Sofia, Tzvetan Todorov se consacre, pour esquiver la censure du pouvoir en place, à l’étude de la « matérialité même du texte, à ses formes linguistiques » (p. 9). Puis, arrivé en France en 1963, il rencontre G. Genette et R. Barthes et accomplit l’œuvre que l’on connaît.

Il est intéressant que T. Todorov proteste aujourd’hui contre la réduction à l’absurde des théories littéraires et selon une conception de l’analyse littéraire qu’il a lui-même contribué à établir et diffuser. Il précise toutefois : « Dans mon esprit – aujourd’hui comme naguère –, l’approche interne (étude de la relation des éléments de l’œuvre entre eux) devait compléter l’approche externe (étude du contexte historique, idéologique, esthétique). La précision accrue des instruments d’analyse allait permettre des études plus fines et plus rigoureuses ; mais l’objectif ultime restait la compréhension du sens des œuvres. » (pp. 28-29)

Tzvetan Todorov part de considérations sur l’enseignement des Lettres dans le secondaire : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. » (pp. 18-19) Et ceci est d’autant plus regrettable au lycée qu’il s’agit d’un « abus de pouvoir » (p. 22) puisqu’un seul point de vue critique est enseigné, le structuralisme, « et l’on fait preuve d’un certain manque d’humilité en enseignant nos propres théories autour des œuvres plutôt que les œuvres elles-mêmes » (p. 23). Car, finalement, pourquoi lit-on ? Le lecteur des œuvres littéraires ne cherche-t-il pas à trouver par elles « un sens qui lui permette de mieux comprendre l’homme et le monde, pour y découvrir une beauté qui enrichisse son existence ; ce faisant, il se comprend lui-même » (pp. 24-25) ?

Ces réflexions sont simples, évidentes, mais il est remarquable qu’un théoricien des « propriétés du discours littéraire » les énonce aujourd’hui. On parle en effet, pour s’en inquiéter à juste titre, de l’abandon de la lecture et des filières littéraires par les jeunes générations, et il faut s’interroger sur les possibles raisons de cette désertion.
Tzvetan Todorov incrimine journalistes et écrivains eux-mêmes, brocardant les grandes tendances actuelles (sans citer de noms), ou formalisme, nihilisme et solipsisme (p. 35) : « Nihilisme et solipsisme littéraires sont à l’évidence solidaires. Ils reposent tous deux sur l’idée qu’une rupture radicale sépare le moi et le monde, autrement dit qu’il n’existe pas de monde commun. Je ne puis déclarer la vie et l’univers totalement insupportables que si je m’en suis exclu au préalable. » (p. 36)

Plusieurs chapitres sont ensuite consacrés à la naissance de l’esthétique moderne : « … l’artiste-créateur, comparable au Dieu créateur, engendre des ensembles cohérents et clos en eux-mêmes » (p. 39). La jouissance s’oppose à l’usage et l’on abandonne « la perspective du créateur pour adopter celle du récepteur qui, lui, n’a qu’un intérêt : contempler de beaux objets » (p. 42). Ce point de vue me paraît en effet être à l’heure actuelle dominant dans la critique, universitaire notamment. On aborde trop souvent l’œuvre en son extériorité, comme objet, oubliant la perspective du sujet qui l’a écrite et ce que nous partageons avec lui, le destin humain, la vie et l’être, de sorte que ce beau mécanisme cohérent flotte en dehors et au-dessus de nous sans rapport intime avec nous-mêmes. Or, c’est sur ce rapport intime que se fonde la nécessité de la littérature, sans parler de la poésie. Comme le dit l’auteur de cet ouvrage, ce que lire nous offre, c’est une « vérité de dévoilement » (p. 60), qui met en évidence « la nature d’un être, d’une situation, d’un monde ». L’œuvre n’est pas un objet, pas plus qu’elle n’isole son auteur dans la singularité de sa psyché : « … elle est intersubjective, appartenant donc à la communauté humaine » (p. 61). C’est bien de lien qu’il s’agit : « L’intersubjectivité, qui repose sur l’existence d’un monde commun et d’un sens commun, cède la place à la pure manifestation de l’individu. » (p. 65)

Toutefois, me semble-t-il, la relation de l’œuvre au monde ne sera pas le critère décisif de sa puissance. Au chapitre intitulé « Que peut la littérature ? », l’auteur se réfère à Dostoïevski et à son personnage, le prince Mychkine : « … je vois Nastassia Philippovna à travers les yeux du prince Mychkine, « l’idiot » de Dostoïevski, je marche avec lui dans les rues désertes de Saint-Pétersbourg, poussé par la fièvre d’une imminente attaque d’épilepsie » (pp. 71-72).
On peut s’interroger sur la fascination qu’exerce sur certains lecteurs ce personnage. Et la réponse se trouve peut-être en partie dans la façon dont Mychkine, à la fin du chapitre 3 (Tome 1), regarde le portrait de Nastassia Philippovna et parle, non de l’objet esthétique, mais de l’être, pour prononcer ensuite des paroles prophétiques sur Rogojine. Le prince est admirable, car il est une voix qui sonde le sens des phénomènes, faisant émerger ce qu’ils révèlent quant à l’intériorité, l’âme humaine singulière mais partagée. « La réalité que la littérature aspire à comprendre est, tout simplement (mais, en même temps, rien n’est plus complexe), l’expérience humaine. » (p. 73) Il s’agit bien, en tout cas, d’un point de vue qui s’écarte du point de vue scientifique : « Ce que les romans nous donnent est, non un nouveau savoir, mais une nouvelle capacité de communication avec des êtres différents de nous ; en ce sens, ils participent plus de la morale que de la science. L’horizon ultime de cette expérience n’est pas la vérité mais l’amour, forme suprême du rapport humain. » (p. 77)

Citant le philosophe américain Richard Rorty, l’auteur de cet ouvrage parle d’ « élargissement intérieur » (p. 76) et, s’il ne prononce pas le mot joie, de « communication inépuisable », en se référant à Paul Bénichou (p. 90). C’est le titre du dernier chapitre, dans lequel George Sand discute avec Flaubert. Il semble bien là que l’attitude de l’individu face à la vie détermine son choix d’écrivain. « J’ai la vie en haine, » écrivait Flaubert à Louise Collet (cité p. 83), ce qui faisait dire à George Sand qu’il était un « catholique qui aspire au dédommagement ». Quant à elle, elle parle de « l’innocent plaisir de vivre pour vivre » (cité p. 84).

Tzvetan Todorov conclut que « l’écrivain pense » (p. 87), qu’il est « celui qui observe et comprend le monde dans lequel il vit, avant d’incarner cette connaissance en histoires, personnages, mises en scène, images, sons ». Il me semble toutefois que la compréhension du monde n’est pas préalable à l’incarnation de cette connaissance dans l’œuvre. C’est le cheminement de l’œuvre en lui qui révèle à l’écrivain, ou au poète, sa pensée, l’œuvre étant elle-même manifestation de l’intériorité, figure du vivant, procédant de la joie et y contribuant. Et s’il faut éviter d’aborder le sens de celle-ci pour continuer à faire des études littéraires dans un régime totalitaire, on peut se demander ce qu’on cherche à supprimer de nos jours dans un pays qui se targue de liberté et de démocratie, en limitant l’analyse littéraire à la recension des mécanismes internes de l’objet. L’intériorité, décidément, est subversive. Elle grippe ce mécanisme métabolique dont parle Hannah Arendt. Et l’humain finalement doit être le miracle dont se passe très aisément « l’horreur économique ».


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