L’Elu, de Thomas Mann, par Anne Mounic
23 avril 2018
L’élu (1951) de Thomas Mann
- Mais alors, mon enfant, que pouvons-nous être l’un à l’autre ?
- Frère et sœur, répondit-il, dans l’amour et la souffrance et la pénitence, et dans la grâce. [1]
Thomas Mann (1875-1955) place une note au début de son roman, nous indiquant qu’il se fonde, dans ce récit, sur le Gregorius de Hartmann von Aue (1160 environ - entre 1205 et 1215), qui emprunta lui-même à un conte français du XIIème siècle, connu sous divers noms : Vie de saint Grégoire, Vie du pape Grégoire, Légende de saint Grégoire, Légende du bon pécheur. L’auteur de L’élu nous donne pour titre, dans la traduction de Louise Servicen, Histoire du Bon Pécheur ; dans l’édition allemande, « Vie de Saint Grégoire ». Il signale, dans cette dernière, des variations latines et coptes ainsi qu’en moyen anglais. Le conte français situe l’action en Aquitaine ; Hartmann von Aue, de même. Thomas Mann, lui, se porte vers le Nord, « au pays de Flandre et d’Artois » [2], puis dans la Manche, sur une île apparemment imaginaire qu’il rattache aux Anglo-normandes, l’île de sainct-Dunstan. Son narrateur, Clément de l’Eire, [3] moine bénédictin, se trouve, afin de conter cette histoire, à la célèbre abbaye de Saint-Gall, actuellement en Suisse. La narration débute au son des cloches de Rome. Il ressort de tous ces lieux énumérés que la scène sur laquelle elle se déroule est l’Europe, ce qui, chez Thomas Mann, ne nous surprend guère. Saint-Gall se situe dans l’Appenzell ; Davos, décor de La montagne magique (1924), dans les Grisons. Toute l’Europe se retrouve, avant la Grande Guerre, à Venise (La Mort à Venise, 1912), et, ensuite, au sanatorium où Hans Castorp connaît son initiation à la vie. Même variété cosmopolite sur la plage de Forte dei Marmi, ville balnéaire de Toscane où séjourna Thomas Mann et qui lui inspira Mario et le magicien (1930).
Sur l’île de sainct-Dunstan où dérive l’enfant de l’inceste, qui deviendra pape de Rome, ce dernier est accueilli par l’« abbé du monastère Agonia Dei » [4]. Le terme, en grec, ἀγωνία (agônia), signifie : « lutte dans les jeux ; lutte en général ; agitation de l’âme, inquiétude, anxiété, angoisse ». Le monastère se nomme donc lutte de Dieu, ou inquiétude de Dieu. Il faut ajouter qu’une légende s’attache à Dunstan, qui devint archevêque de Canterbury à la fin du dixième siècle : alors qu’il était maréchal-ferrant, il aurait enchaîné le diable qui demandait à être ferré et ne l’aurait libéré que sur la promesse d’épargner tous ceux qui, sur leur porte, arboreraient un fer à cheval. L’abbé se nomme Gregorius : « Tous, grands et petits, vieillards, hommes et enfants, levaient les yeux, avec un respect unanime et confiant à cause de sa bonté, sa douceur, son équité et sa prévoyance, vers leur abbé Grégoire, comme vers un père, ce qui d’ailleurs, les savants ne l’ignorent point, est conforme à l’étymologie. » [5] Le nom vient en effet du verbe γρηγορέω (grêgoreô), qui signifie « être éveillé, veiller ; veiller sur ». Le fils incestueux, qui pratique lui-même l’inceste, prend le nom de son bienfaiteur, Grégoire, et épouse sa mère, Sibylla, nom évoquant les pouvoirs oraculaires de femmes réelles. Le modèle en est Cassandre. La tradition chrétienne les associe aux prophètes, comme le fit Michel-Ange à la chapelle Sixtine. Il se fera enchaîner sur un piton rocheux pendant dix-sept ans afin d’expier ses fautes.
Dès l’abord, le récit met en valeur le « Génie de la narration » [6], décrit ainsi à la fin du premier chapitre, « Qui sonne ? » : « Car le Génie de la Narration est un esprit délié jusqu’à l’abstrait, et il s’exprime au moyen du langage en soi et pour soi, il est le langage même, lequel a un caractère absolu et n’a souci des idiomes et des dieux linguistiques de chaque pays. Ce serait là polythéisme et paganisme. Dieu est Esprit, et au-dessus des langues, il y a le langage. » [7] Le récit constituerait-il la « lutte de Dieu » ? Dans Les histoires de Jacob (1933), la « Fête de la Narration » [8] (« Fest der Erzählung » [9]) est une « descente aux enfers », « Fête de la mort ». Il s’agit de s’enfouir « plus profondément, toujours plus profondément, dans le puits abyssal insondé du Passé » [10]. Cette fois-ci, le « Génie de la narration » [11] possède le don d’ubiquité. « Il est aérien, désincarné, omniprésent, point tenu de distinguer entre ‘ici’ et ‘là’. » [12] Il est « spirituel » [13], « si abstrait, que grammaticalement l’on ne saurait parler de lui qu’à la troisième personne », mais il peut aussi « s’incarner » à la première personne : « C’est moi. Je suis le Génie de la Narration, en son actuelle résidence, la bibliothèque du cloître Saint-Gall au pays des Alamans, que jadis occupa Notker le Bègue ; et pour le divertissement et l’extraordinaire édification de mes lecteurs, je narre cette histoire en commençant par sa fin toute pénétrée de grâce et en faisant sonner les cloches de Rome, id est en relatant que le jour de cette entrée dans la ville, toutes se mirent d’elles-mêmes en branle. » On les retrouve, comme en écho, au début de l’antépénultième chapitre : « Qui sonne les cloches ? Personne – sinon le Génie de la Narration, cependant qu’il raconte comment déjà trois jours avant l’entrée de l’Elu elles se mirent toutes seules en branle et ne s’arrêtèrent qu’après son couronnement en la basilique de Saint-Pierre. » [14] Thomas Mann, ou plutôt Clément, ajoute avec ironie : « Voilà un fait de notre histoire, qui en dépit de sa miraculeuse beauté ne fut point entièrement au goût de la populatio urbis. » L’ironie de l’auteur suggère à quel point le récit joue sur une équivoque en présentant comme réel et avéré (le bruit dérangeait la population de la ville) une édifiante invention. Nous nous trouvons dans le domaine de l’esprit et le merveilleux révèle notre ambivalence eu égard à la vie, effroi et désir ardent, l’événement, même funeste, qui vient interrompre la quiétude, soulevant l’enthousiasme, car il ouvre « la porte de toutes les possibilités » [15]. L’expression qui correspond, dans l’œuvre originale, est « Geist der Erzählung » [16], qui pourrait se traduire aussi par « esprit de la narration » ou « esprit du récit », expression relevée par Imre Kertész dans sa conférence de 1990, « La pérennité des camps » : « J’oserais une affirmation audacieuse : dans un certain sens et à un certain niveau, nous vivons exclusivement pour l’esprit du récit. Cet esprit qui se forme sans arrêt dans le cœur et la tête de chacun d’entre nous a pris la place spirituellement impalpable de Dieu : voilà quel est le regard imaginaire que nous sentons posé sur nous, et tout ce que nous faisons, nous le faisons à la lumière de cet esprit. » [17] Je dirais plutôt que cette part divine que nous donne le langage et qui nous permet de ressaisir et de transcender dans le récit le mystère de notre vie, nous l’appelons parfois Dieu, en la détachant quelquefois outrancièrement de nous-mêmes. Ainsi le diable s’en mêle-t-il aussi ; l’inceste premier, entre Wiligis et Sibylla, s’accomplit « sous l’aiguillon de Belzébuth » [18] le jour de la mort du père. Le frère tue son chien fidèle, qui « hurle » [19]. Le meurtre de la bête est le premier « scandale ». Il ne pourrait y avoir rédemption sans chute originelle. L’édification prend racine dans le mal. Le récit tient bien de la lutte. Hans Mayer évoque l’« inquiétude fébrile » [20] qui habitait Thomas Mann et souligne l’état de tension dans lequel il vivait. Il conclut son essai sur Tchékhov (1956) par ces lignes : « Et pourtant on travaille, on raconte des histoires, on donne une forme à la vérité et l’on divertit ainsi un monde nécessiteux, avec l’obscur espoir, presque la confiance, que la vérité et la forme enjouée exercent sans doute une action libératrice sur l’âme et peuvent préparer le monde à une vie meilleure, plus belle, plus équitable selon l’esprit. » [21] Hans Mayer cite ce passage d’un discours prononcé en 1950 et intitulé Mon temps : « Et il en sera ainsi jusqu’à la fin prochaine, où s’accomplira la parole de Prospero : ‘And my ending is despair’, ‘Le désespoir est l’aboutissement de ma vie’. » [22] Dans ce même discours, Thomas Mann s’interroge sur sa vie et sur sa dimension chrétienne : « Car rarement l’œuvre d’une vie – lors même qu’elle semblait un jeu, sceptique, artistique et humoristique – dériva aussi totalement, et dès son début, d’un anxieux besoin de réparation, de purification et de justification comme le fut ma tentative personnelle et si peu exemplaire de pratiquer l’art. » [23] Dans L’élu, il semble qu’il y ait connivence entre la structure du récit et son sujet. Dans Le docteur Faustus (1949), le narrateur remarque qu’une « alternance d’anticipations et de ‘repentirs’ se manifeste souvent dans la vie créatrice » [24]. Or, on trouve déjà dans ce roman, brièvement résumée, l’histoire reprise de Hartmann von Aue.
L’histoire, qui est pleinement développée dans L’élu, se trouve brièvement narrée au chapitre XXXI du Docteur Faustus. Le narrateur est chargé d’adapter la fable en « un mélange de prose et de petits vers rimés » [25] pour l’opéra de marionnettes que souhaite composer Adrian Leverkühn. Cette idée des marionnettes vient de Kleist dans son essai « Sur le théâtre de marionnettes » (1810). Cette réflexion prend toute son importance pour le sujet qui nous occupe. En effet, Kleist dénonce l’« affectation » [26] qui gâche l’impression donnée par les gestes humains et provient d’une dissociation de « l’âme (vis motrix) » et du « centre de gravité du mouvement ». Une telle dualité provient du fait que « nous avons mangé du fruit de l’Arbre de la Connaissance » : « Je lui dis que je savais fort bien quels désordres la conscience provoque dans la grâce naturelle de l’homme. » [27] Les marionnettes, elles, ne sont pas troublées par ce dédoublement qui entrave « le libre jeu » [28] des gestes humains. « Nous voyons que, dans le monde organique, plus la réflexion paraît faible et obscure, plus la grâce est souveraine et rayonnante. » [29] Pour que revienne la grâce, il faut que la conscience passe « par un infini ». Nous songeons à la fin de « L’invitation au voyage » en prose, de Baudelaire. Ce que Kleist décrit ici, c’est le retour sur soi de la conscience dans l’infini (Rudolf Kassner), le « rien de lumière » [30] (Robert Misrahi) que ce mouvement provoque et que Claude Vigée nomme « inceste heureux » [31]. Chez Baudelaire, c’est le « chef-d’œuvre d’art vivant » [32] que donne à voir Fancioulle dans ses « bouffonneries », où il « introduisait par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le surnaturel ». Cette « parfait idéalisation, qu’il était impossible de ne pas supposer vivante, possible, réelle » [33], s’apparente à « l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines » [34], qu’il décrit dans Fusées.
Cette lutte contre l’embarras que provoque la conscience si elle entrave l’élan premier explique certainement le choix, dans Le docteur Faustus et dans L’élu, d’un narrateur qui avoue ici ou là son incompétence. Serenus Zeitblom ne cesse de dire qu’il n’est pas romancier et se contente de rendre compte, sans art, de la vie du musicien qui a conclu, afin de disposer du temps nécessaire pour accomplir son œuvre, un pacte avec le diable. Clément d’Eire, simple moine, même si le « Génie de la narration » [35] qu’il « incarne » prétend « être versé et expert en toutes matières dont il traite », s’avoue à plusieurs reprises incompétent. Tout d’abord, il n’est que le « vase » [36] que le Génie de la narration a « élu » pour ce récit. Le verbe employé en allemand est bien erwählen, que l’on retrouve dans le titre. « Eben darum hat mich der Geist der Erzählung zum Gefäß erwählt [...). » [37] Gefäß signifie « récipient » ou, du point de vue anatomique, « vaisseau ». Ce vecteur du récit est loin de se montrer omniscient. « Je le sens, l’expérience me fait défaut. » [38] Il a donc recours à la « métaphore » des « cinq glaives » pour écrire le malheur de Sibylla, qu’il n’a jamais éprouvé. « Mais que sais-je de la chevalerie et de la vénerie ? Moine, je suis, au fond ignorant en la matière et cela m’effarouche un peu. » [39] Il peut aussi éprouver de la gêne à conter certaines parties de son histoire, même s’il se laisse emporter par le conte : « Le pugilat ne m’intéresse guère ; non plus que joutes et fougueux déports. Je trouve d’ailleurs un peu indigne de moi, indigne du lieu et du pupitre où j’écris, de narrer ces compétitions de quelconques gamins de l’île, dans le lointain canal de la Manche. Pourtant, je m’échauffe, je suis en pensée tout à mon affaire, c’est étrange. » [40] La grâce l’emporte sur la mauvaise conscience. Parfois, il nous fait part de ses jugements : « Je ne m’en cache point ; lors de la discussion entre Gregorius et Grigors, je prenais carrément parti pour mon ami l’abbé. » [41] Il réprouve, lors du duel entre Gregor et le duc, « ces dérèglements virils » [42] : « Cette fête de la brutalité laisse indifférent mon esprit de clerc. » Il cache ce qui lui apparaît inconvenant de détailler (« je ne veux pas y assister » [43]), mais l’allusion aux amours de Gregor et Sibylla gagne par sa discrétion en pouvoir de suggestion : « Et leurs lèvres muettes se confondirent en silence, longuement, dans l’aberration enivrée de leurs sens. » Il éprouve de la « compassion » [44] pour ses personnages et sait leur accorder des plaisirs qu’il ne connaît pas lui-même : « Pour ma part, je n’y ai jamais goûté ; mais j’ai plaisir à le faire glisser dans leurs gosiers à tous deux. Souvent la narration remplace simplement les jouissances que nous nous refusons ou que le ciel nous refuse. » [45]
Toutefois, ce narrateur semble apprendre en contant. Il débute ainsi le chapitre intitulé « Les cinq glaives » : « Le Génie de la Narration que j’incarne est un esprit espiègle et avisé, qui s’entend à ménager ses effets et à ne point satisfaire d’emblée toutes les curiosités. » [46] Il songe au suspense et émet, plus loin, un jugement sur le récit que fait le bourgmestre Poitevin des exploits de Gregor : « Je négligerai volontiers les hyperboles lyriques échappées au narrateur dans le chaleur de son récit. A la rigueur on les peut pardonner à un homme point exercé à l’art de la vraie narration. » [47]
Et il se justifie. Au premier chapitre, il explique qu’il préfère aux vers « la digne prose soumise aux lois de la syntaxe, dans laquelle je m’appliquerai à relater mon histoire toute pénétrée par la grâce, et à la modeler de façon exemplaire et valable » [48]. Parlant ensuite de son « omniscience malséante » [49], il fait part des « conflits auxquels est en proie l’âme du narrateur d’un semblable récit », puisque celui qui s’avère un « monstre » [50], un « dragon », va, pour cette raison même, devenir « l’Elu » [51] (on songe au sens premier de « monstre » en grec et en latin, « signe de dieux ») : « Ainsi de l’horrible peut fleurir le parfait, j’y songe dans ma méditation cloîtrée. Au vrai, ma monasticité ne s’associe aux joies conjugales de Grigors que dans un esprit religieux, et à cause de l’affliction lovée au fond de ces joies, chez lui comme chez elle, tel le ver dans la rose. » [52] Il écrit d’ailleurs qu’il a choisi cette histoire plutôt que celle de saint « Benoît et de Scholastique » [53] parce que cette dernière « ne témoigne que de sainteté quand celle-ci atteste l’incommensurable et imprévisible grâce du Seigneur » [54] : « Et j’avoue un faible, non pour le péché (ne plaise à Dieu !), mais pour les pécheurs ; [...]. » [55]. Il réclame aux « Lecteurs chrétiens ! » [56] « foi » et « crédulité » en comptant sur sa « capacité de conter avec vraisemblance l’événement que m’a transmis la tradition ». Il est aussi une justification plus profonde, qui concerne le récit lui-même et le travail de l’écrivain, comme décrit à la fin de l’essai sur Tchékhov, mais suscitant toujours des interrogations. « Sa norme était-elle donc si anormale ? Devait-il désormais consacrer sa vie à la découvrir, quelle qu’elle fût ? Elle formait un mystère, lui-même en était un, mais le mystère contient en soi tous les souhaits, tous les espoirs, les pressentiments, les rêves et les virtualités. » [57] Le récit, explorant le mystère de la vie, se permet ce retour sur soi qui revient aussi au passé, « car chacun de nous porte en soi le vœu inné de retourner au passé et de le revivre, afin que, s’il fut jadis tissé de malheur, il soit désormais fixé dans le bonheur » [58]. Kierkegaard, lisant le livre de Job, appelle cela une « reprise » [59], que l’on peut ainsi décrire : « ... cela est une grande chose de renoncer à son vœu le plus cher, mais c’en est une plus grande encore de le conserver peu après l’avoir abandonné ; il est grand de saisir l’éternité, mais il est plus grand encore de recouvrer le temporel après y avoir renoncé. » [60] On revient sur le passé, mais c’est pour le projeter dans l’avenir en plongeant dans l’infini. Telle estr la « Fête de la Narration » [61]
Ce qui, dans Le docteur Faustus prenait la forme d’un pacte avec le diable destiné à retarder la maladie contractée par Adrian dans l’acte charnel, sa chute, est ici l’inceste, c’est-à-dire un retour sur l’unité du Même et de l’origine. On songe à la description de l’androgyne primordial, que Zeus, nous dit Aristophane dans Le Banquet de Platon, coupa en deux afin de lui ôter de sa vigueur. « Or quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et, s’embrassant et s’enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble, les hommes mouraient de faim et d’inaction, parce qu’ils ne voulaient rien faire les uns sans les autres [...]. » [62] Wiligis et Sibylla ne rêvent que d’une chose : rester « Petits, deux tourtereaux, nobles et charmants » [63]. Et c’est là leur chute : « Ainsi allèrent-ils jusqu’au bout, victimes expiatoires du désir de Satan. » [64] Le frère avoue à sa sœur : « Je n’ai d’yeux que pour toi, ma contrepartie féminine sur terre. Les autres me sont étrangères, point mes égales par la naissance comme toi qui es née avec moi. » [65] Frère et sœur cherchent chacun leur semblable dans cette attirance mutuelle. Dès que leur père, mort, ne peut plus les séparer de sa présence, ils consomment leur union. Serenus Zeitblom narre rapidement les faits avec une certaine réticence : « ... et inconsciemment l’effroyable s’ajoute à l’effroyable, le fils du péché entrant avec sa mère dans le lit nuptial – je ne décrirai pas tout cela. » [66] Il ironise : « ... Grégoire passe dix-sept années d’expiation, au bout desquelles l’attend une élévation à la grâce, extraordinaire mais, semble-t-il, guère faite pour le surprendre. » [67] Il résume ainsi la tentative d’Adrian : « Sur cette histoire, foisonnante de péchés, de naïveté et de grâce divine, Adrian avait concentré tout l’esprit et l’effroi, toute l’insistance puérile, la fantaisie et la solennité de sa peinture musicale. A ce morceau tout particulièrement s’applique l’étrange épithète du vieux professeur de Lübeck, le mot ‘possédé de Dieu’. » [68] L’activité artistique s’avère extrêmement ambivalente, puisque toujours pénétrée « d’un silencieux satanisme » [69]. Répondant à Leverkükn qui vient de lui parler de Kleist : « Selon cet écrivain, la conscience devrait avoir traversé l’infini pour retrouver la grâce et il faudrait qu’Adam goûte une seconde fois au fruit de l’arbre de la connaissance pour retourner au stade de l’innocence. » [70], Zeitblom lui reproche de parler d’esthétique en en restreignant la portée : « Rédemption ou perdition esthétique, voilà le destin, voilà ce qui décide du bonheur ou du malheur, ce qui fait qu’on se sent sociable et chez soi sur terre ou retranché dans un isolement irrémédiable encore qu’altier. » [71] Mais l’élan créateur n’est pas univoque puisqu’il plonge, pour manifester la vie, dans des profondeurs se situant en deçà de la dualité du bien et du mal.
Revenir sur soi, revenir sur sa vie pour tenter d’en explorer le mystère, tient donc d’un geste équivoque et coupable aspirant à la rédemption. Sibylla n’est « point devenue femme au sens habituel du mot » [72], mais elle met au monde un enfant dont on ne sait s’il se tourne vers l’avenir ou vers le passé : « La vie veut continuer à jeter des surgeons, selon la volonté de Dieu, mais vous êtes cause qu’elle piétine sur place et vous avez ensemble fait souche d’un troisième frère, si tant est qu’on puisse donner un nom à cette existence obstruée. » [73] Le second inceste appelle cette réflexion : « Oui, la Nature ne se soucie point de ses propres œuvres. Sinon, comment permettrait-elle que le but, le temps et la procréation réglés par elle s’inversent et qu’un homme né d’une femme, au lieu de procréer plus avant dans le temps, retourne en arrière, au sein maternel, et suscite une postérité appelée à avoir, pourrait-on quasiment dire, le visage tourné vers la nuque ? » [74]
Toutefois, ce mystère sur lequel revenir ouvre aussi une initiation. La conscience se détache de la vie pour la considérer. Gregor se découvre, après la révélation de son statut d’enfant « trouvé » [75] et donc « perdu », un « visage d’étranger » [76], ouvrant ainsi la « porte des possibilités » [77] : « Il faut que je parte, car depuis que je sais qui je ne suis point, une seule chose m’importe : la quête de moi-même, la découverte de celui que je suis. » [78] C’est en retournant aux origines, vers sa mère, qu’il mange une seconde fois de l’arbre de la connaissance, accédant dès lors à l’infini : sur la pierre où il s’enchaîne avec l’aide du pêcheur, il boit le lait de la terre et devient animal. Il se porte bien en deçà de l’humain et attire ainsi la grâce. La descente en soi que réclame l’œuvre artistique se justifie par le fait qu’elle porte à sa splendeur la vie humaine. L’inceste devient, selon les termes de Claude Vigée, un « inceste heureux », parce que se produit une « identification substantielle » [79] avec le monde. Il s’agit de « pressentir la possession entière de l’être par soi ».
L’œuvre poétique ou artistique permet ce double mouvement d’identification au monde et à soi, que la civilisation occidentale a du mal à envisager quand elle ne le réprouve pas. L’élu met en jeu un certain nombre de retours et d’échos. Gregor, exilé loin de chez lui dans « les ténèbres maternelles de son tonneau » [80], revient sans le vouloir vers le rivage maternel, comme s’il devait obéir à cette attraction de l’origine pour l’origine. L’eau joue un très grand rôle dans ce récit ; elle établit le lien entre lieu de prime naissance et lieu de naissance spirituelle ; elle permet le retour vers l’origine. Chaque mouvement s’opère comme une dérive, à l’aveugle, dans la tempête ou le brouillard. C’est à une origine plus vaste que Gregor se voue ensuite avant de devenir un « très grand pape » [81] et de pouvoir dire à sa mère qu’ils seront désormais tous deux : « Frère et sœur, répondit-il, dans l’amour et la souffrance et la pénitence, et dans la grâce. » [82] Ces deux termes font écho au début du roman et de l’intrigue, tout comme on revient à Rome à la fin, une fois la narration complètement déroulée. « Tout a des bornes. Le monde est limité. » [83] Gregorius n’a pas renouvelé avec ses filles, Stultitia (sottise, déraison, niaiserie, folie ; folie de jeunesse) et Humilitas, le malheur qui les avait frappés. Humilitas épouse un « dessinateur de figures » : « Penkhardt excella dans son art, il occupa à Rome un rang élevé et il lui fut loisible d’orner de murs nombreux, en partie à cause de ses dons, en partie parce qu’il avait pour femme la nièce du pape. On appelle cela du népotisme, mais il n’y a rien à redire lorsque le mérite justifie la faveur. » [84] Thomas Mann, protestant, exerce son ironie sur les manquements de l’Eglise de Rome. Comme Zeitblom le laissait entendre, c’est l’œuvre qui accorde le salut à son auteur et le relève du désespoir qu’éprouve Prospero à la fin de La tempête, dernière pièce de Shakespeare. Clément se dit « élu » [85] par le Génie de la Narration, tout comme l’est le pape Grégoire, par Dieu. La substance de la vie atteint à sa plénitude quand l’« anxieux besoin de réparation, de purification et de justification » [86] se trouve satisfait dans une œuvre qui ose plonger dans l’infini du possible humain. Faust, descendant au monde des Mères, se munit d’une clé qui lui ouvre cet univers et lui permettra d’en revenir, une fois « parvenu au plus profond, au tréfonds » [87]. Ainsi Gregor revient-il, grâce à la clé que recrache le poisson, au monde limité, après avoir embrassé l’infini, l’animal, l’élémentaire. Il s’agit, à chaque œuvre, de renouveler l’équilibre entre celui qui veille, Gregorius, et la nuit qui balbutie sur les lèvres de la sibylle, entre l’aube qui s’éveille et les profondeurs obscures et mystérieuses, entre la conscience et la grâce. Le lien entre frère et sœur en vient à figurer le rapport entre l’esprit qui met au jour et, pour ce faire, puise à l’âme sensitive. Il est alors certain de pouvoir, à chaque fois, commencer, tandis que s’affine et s’étoffe la part sensible et muette de l’être. On ne se plonge dans le passé que pour susciter l’avenir et garantir que toujours surgisse la force de l’origine, le possible du sujet actif.
[1] Thomas Mann, L’élu (1951). Traduction de Louise Servicen. Paris : Albin Michel, 1952, p. 332.
[2] Ibid., p. 16.
[3] Ibid., p. 9.
[4] Ibid., p. 83.
[5] Ibid., p. 84.
[6] Ibid., p. 8.
[7] Ibid., p. 14.
[8] Thomas Mann, Les histoires de Jacob (1933), Joseph et ses frères (1933-1943). Traduction de L. Vic. Paris : Gallimard L’imaginaire, 1985, p. 47.
[9] Thomas Mann, Die Geschichten Jaakobs, Joseph und seine Brüder. Berlin : Fischer Verlag, 2005, p. 55.
[10] Ibid., p. 46.
[11] Thomas Mann, L’élu, op. cit., p. 8.
[12] Ibid., pp. 8-9.
[13] Ibid., p. 9.
[14] Ibid., p. 302.
[15] Ibid., p. 131.
[16] Thomas Mann, Der Erwählte. Frankfurt-am-Main : Fischer Verlag, 1951, p. 10.
[17] Imre Kertész, « La pérennité des camps » (1990), in L’holocauste comme culture. Arles : Actes Sud, 2009, p. 44.
[18] Thomas Mann, L’élu, op. cit., p. 42.
[19] Ibid., p. 43.
[20] Hans Mayer, Thomas Mann (1980). Traduction de Laurent Ferec et Valérie Le Vot. Paris : P.U.F., 1994, p. 397.
[21] Thomas Mann, Essai sur Tchékhov (1956), in Erika Mann, La dernière année (1956) ; Thomas Mann, Esquisse de ma vie (1930), Essai sur Kleist (1956), Essai sur Tchékhov. Traduction de Louise Servicen. Paris : Gallimard, 1967, p. 209.
[22] Hans Mayer, Thomas Mann, op. cit., p. 396.
[23] Ibid., p. 394.
[24] Thomas Mann, Le docteur Faustus (1949). Traduction de Louise Servicen. Paris : Le Livre de Poche, 1985, p. 425.
[25] Ibid., p. 421.
[26] Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes (1810). Traduction de Jacques Outin. Paris : Mille et une nuits, 1998, p. 14.
[27] Ibid., p. 16.
[28] Ibid., p. 17.
[29] Ibid., p. 20.
[30] Robert Misrahi, Construction d’un château (1981). Paris : Entrelacs, 2006, p. 19.
[31] Claude Vigée, Journal de l’Eté indien (1957). Saint-Maur : Parole et Silence, 2000, p. 43.
[32] Charles Baudelaire, « Une mort héroïque », in Le Spleen de Paris (1863). Paris : Le Livre de Poche, 1969, p. 83.
[33] Ibid., pp. 82-83.
[34] Charles Baudelaire, Fusées, Journaux intimes, in Œuvres complètes. Edition de Michel Jamet. Paris : Laffont, 1989, p. 398.
[35] Thomas Mann, L’élu, op. cit., p. 28.
[36] Ibid., p. 60.
[37] Thomas Mann, Der Erwählte, op. cit., p. 59.
[38] Thomas Mann, L’élu, op. cit., p. 73.
[39] Ibid., p. 28.
[40] Ibid., p. 117.
[41] Ibid., p. 146.
[42] Ibid., p. 181.
[43] Ibid., p. 204.
[44] Ibid., p. 58.
[45] Ibid., p. 158.
[46] Ibid., p. 72.
[47] Ibid., p. 170.
[48] Ibid., p. 15.
[49] Ibid., p. 173.
[50] Ibid., p. 143.
[51] Ibid., p. 304.
[52] Ibid., p. 210.
[53] Ibid., p. 57.
[54] Ibid., pp. 57-58.
[55] Ibid., p. 58.
[56] Ibid., p. 244.
[57] Ibid., p. 131.
[58] Ibid., pp. 193-195.
[59] Søren Kierkegaard, La reprise (1843). Edition de Nelly Viallaneix. Paris : GF-Flammarion, 2001, p. 165.
[60] Søren Kierkegaard, Crainte et Tremblement (1843). Edition de Charles Le Blanc. Paris : Rivages, 1999, p. 57.
[61] Thomas Mann, Les histoires de Jacob (1933), Joseph et ses frères, op. cit., p. 47.
[62] Platon, Le banquet, 191(- 385), in Le banquet, Phèdre. Edition d’Emile Chambry. Paris : Garnier-Flammarion, 1964, p. 50.
[63] Thomas Mann, L’élu, op. cit., p. 25.
[64] Ibid., p. 45.
[65] Ibid., p. 32.
[66] Thomas Mann, Le docteur Faustus, op. cit., p. 423.
[67] Ibid., p. 424.
[68] Ibid., pp. 424-425.
[69] Ibid., p. 411.
[70] Ibid., p. 410-411.
[71] Ibid., p. 411.
[72] Thomas Mann, L’élu, op. cit., p. 46.
[73] Ibid.,p. 54.
[74] Ibid., p. 206.
[75] Ibid., p. 129.
[76] Ibid., p. 130.
[77] Ibid., p. 133.
[78] Ibid., p. 137.
[79] Claude Vigée, Journal de l’Eté indien, op. cit., p. 43.
[80] Thomas Mann, L’élu, op. cit., p. 99.
[81] Ibid., p. 302.
[82] Ibid., p. 332.
[83] Ibid., p. 333.
[84] Ibid., pp. 333-334.
[85] Ibid., p. 60.
[86] Thomas Mann, Mon temps, cité par Hans Mayer, Thomas Mann, op. cit., p. 394.
[87] Johann Wolfgang von Goethe, Faust II, Acte premier. Une sombre galerie, in Faust. Edition de Jean Lacoste et Jacques Le Rider. Paris : Bartillat, 2009, p. 545.