Introduction
27 septembre 2006
Variations sur le thème de la cage
Comme l’écrit T.S. Eliot dans les Quatre Quatuors, « Only through time time is conquered », « C’est par la durée seulement que le temps est conquis » [1]. De nombreux poètes voient en effet dans le temps un emprisonnement. Vigny, dont nous parle Yolande Legrand, écrit de la vie dans le Journal d’un poète :
« C’est une prison perpétuelle » [2] et ajoute un peu plus loin :
« Il est certain que la Création est une œuvre manquée ou à demi accomplie, et marchant vers sa perfection à grand’ peine.Dans les deux cas, soyons humbles et incertainsIl n’y a de sûr que notre ignorance et notre abandon - peut-être éternel !... »
[3]
Lautréamont parle, au chant deuxième de Maldoror, de la « cage du temps » et Shelley concluait déjà son poème « Mutability » (Mutabilité) de la sorte : « Nought may endure but Mutability. » (Rien ne peut durer que la mutabilité.)
Shakespeare allège ainsi l’enfermement en faisant dire à Prospero dans La tempête (IV, 1) :
« We are such stuffAs dreams are made on, and our little lifeIs rounded with a sleep. »« Nous sommes de l’étoffeDont sont faits les rêves, et notre petite vieEst entourée de sommeil. »
Cet espace-temps dramatique de l’existence ressemble à cette « danse vers l’abîme » que décrit Claude Vigée en songeant à la poésie, mais aussi à l’œuvre de parole qu’est la Torah : « Entre ces deux vocables presque identiques désignant le néant (Aïn, eïn, qui se trouvent placés l’un au début de la Genèse (II, 16), et l’autre à la fin du Deutéronome), toute la Torah est en suspens. Parenthèse de temps historique insérée hors des temps absolus, intercalée entre néant et néant, tous deux marqués par l’initiale Aleph, la Torah remplit l’intervalle de la Création qui joint l’un à l’autre les deux Aleph de l’éternité intemporelle, l’aïn d’avant et l’aïn d’après. Ainsi, dans le corps même de la Torah, « il n’y a ni avant ni après », « rien ne précède et rien ne suit » son déroulement accordé en son for intérieur au rythme de l’existence de la Création. » [4]
Face à cette cage de la condition humaine, les artistes réagissent de deux façons : ou bien ils s’enferment dans la négativité comme l’ « Artiste de la faim » de Kafka, dans lequel Claude Vigée voit un symbole de l’écrivain moderne ; ou bien, utilisant les ressources de l’esprit, ils s’efforcent de métamorphoser la peur de la mort en envol et lumière (John Bunyan) ou font d’une certaine forme de réclusion une possibilité d’ouverture sur le monde grâce aux ressources du langage (Henry James). L’écriture devient elle-même une sortie de la cage (Gerald Manley Hopkins, David Gascoyne, Ruth Fainlight), mais le poème, figé en sa publication dans l’objet-livre, peut lui-même constituer un enfermement (Saint-Pol Roux). Michèle Duclos, Céline Boyer et Jacques Goorma ont lu pour nous David Gascoyne, Ruth Fainlight et Saint-Pol Roux. Helmut Pillau voit dans la poétique de Claude Vigée une lutte contre la "stérilité du définitif".
L’intérêt peut aussi se déplacer de la cage en elle-même à son occupant : Katherine Mansfield s’identifie, de façon très émouvante, au « Canari » de la nouvelle qui porte ce titre, écrite à la fin de sa brève existence. Vincent o’Sullivan guide notre lecture en rapprochant cette nouvelle du poème intitulé « The Wounded Bird » (L’oiseau blessé). La « panthère » du célèbre poème de Rilke, dont nous entretient Claude Vigée qui l’a traduit, s’allie naturellement au « Jaguar » ou autres fauves sculptés par Bugatti en ce jardin des Plantes où poète et artiste trouvèrent l’un après l’autre une inspiration, à Paris.
Toutefois, la cage, c’est aussi ce que Michèle Duclos nomme, dans son article sur David Gascoyne, la « mort spirituelle de notre civilisation », sujet du célèbre poème de T.S. Eliot, The Waste Land/La terre vaine (1922), qui s’ouvre avec une citation du Satyricon de Pétrone décrivant, dans sa cage, la Sibylle de Cumes. A la question : « Sibylle, que veux-tu ? », elle répond : « Je veux mourir. »
Il s’agit bien aussi de mort spirituelle pour Max Weber, dans ce célèbre passage de L’Ethique protestante où est décrit le fonctionnement du capitalisme moderne : « Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l’être. Car lorsque l’ascétisme se trouva transféré de la cellule des moines dans la vie professionnelle et qu’il commença à dominer la moralité séculière, ce fut pour participer à l’édification du cosmos prodigieux de l’ordre économique moderne. Ordre lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste qui détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme - et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique. Peut-être me déterminera-t-il jusqu’à ce que la dernière tonne de carburant fossile ait achevé de se consumer. Selon les vues de Baxter, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’ « un léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter ». Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier. » [5]. Christian Laval, sociologue, nous propose une lecture de ce passage.
Une nouvelle de Vincent O’Sullivan, intitulée « Palms and Minarets/Palmiers et minarets » [6] se lit assez clairement dans cette perspective et la recherche de Christophe Dejours, au Conservatoire national des Arts et métiers, met en relief une conséquence sociale et politique majeure de cette « production mécanique et machiniste », la souffrance de milliers d’individus soumis à une organisation du travail réifiante.
Notre tour de la cage-prison de l’existence sous ces diverses facettes ne sera pas exhaustive. Comment ne pas évoquer le célèbre poème de Prévert, « Pour faire le portrait d’un oiseau » (1949) [7] ? Il faut d’abord dessiner la cage pour attirer l’oiseau, puis « effacer un à un tous les barreaux » une fois qu’il est là et le rendre à son milieu naturel : « s’il chante c’est bon signe / signe que vous pouvez signer ».
« C’est par la durée seulement que le temps est conquis. » C’est dans la durée qui nous mène à la mort que se crée l’œuvre humaine, en une sorte de retournement de ce temps qui ne serait que destruction si nous ne le transformions pas en théâtre de création. A signaler à ce propos le très bel ouvrage de Giorgio Agamben, philosophe italien spécialiste entre autres de Walter Benjamin, Le temps qui reste [8] . A partir du commentaire des dix mots grecs qui débutent l’Epître aux Romains de Paul, incipit en lequel il voit une contraction de l’ensemble du texte, l’auteur de cet ouvrage distingue entre temps historique, ou chronologique, et temps messianique, ce dernier n’étant pas « la fin du temps », mais le « temps de la fin » [9] , « le temps qui reste entre le temps et sa fin » [10] Il s’agit de la partie du temps profane qui l’excède, soit l’expérience vécue du temps, que l’on peut penser, mais non représenter [11]. Giorgio Agamben appelle aussi « temps opératif » ce décalage entre la pensée du temps, en action dans le langage, et sa représentation. Il s’agit d’un temps à l’intérieur du temps [12], il s’agit du temps de l’intériorité : « Alors que notre représentation du temps chronologique, en tant que temps dans lequel nous sommes, nous sépare de ce que nous sommes et nous transforme en spectateurs impuissants de nous-mêmes - des spectateurs qui regardent sans temps le temps qui fuit et leur propre et infinie absence à eux-mêmes -, le temps messianique au contraire, en tant que temps opératif dans lequel nous saisissons et achevons notre propre représentation du temps, est le temps que nous sommes nous-mêmes ; pour cette raison, c’est le seul temps réel, le seul temps que nous ayons. » [13]
Ce point de vue rejoint cette réflexion de Kierkegaard : « Dès que l’intériorité manque, l’esprit tombe dans le fini. C’est pourquoi l’intériorité est l’éternité ou la détermination de l’éternel dans l’homme. » [14] On songe aussi à Michel Henry : « Ce mouvement de venir en soi qui ne se sépare jamais de soi, c’est la temporalité propre à la vie, sa temporalité radicalement immanente, inextatique, pathétique. Dans cette temporalité, il n’y a ni avant ni après au sens où nous l’entendons, mais un éternel mouvement, un éternel changement en lequel la vie ne cesse de s’éprouver soi-même, de s’éprouver dans le Soi qu’elle génère éternellement et qui lui-même ne se sépare jamais de soi. » [15]
Nous nous orientons là vers une conception du temps illustrée par l’hébreu et le vav conversif (Claude Vigée nous expose en détail cette question) : « ... le temps messianique n’est ni l’achevé ni l’inachevé, ni le passé, ni le futur, mais leur inversion. » [16] . Le poème actualise à l’instant présent cette inversion, en recréant le passé dans l’avenir : « Le poème est donc un organisme, une machinerie temporelle tendue depuis le début vers sa propre fin ; il y a par conséquent une eschatologie intérieure au poème. Mais pendant le temps plus ou moins bref qu’il dure, le poème a une temporalité spécifique et unique : il a son propre temps. » [17]
Le rythme poétique rend donc perceptible le temps vécu de l’esprit, ce que rappelait récemment Georges-Emmanuel Clancier dans un entretien avec son fils : « La création poétique est une lutte ou une étreinte, un combat, ou, comme le combat avec l’ange, un combat avec le temps. Pour le transformer, ce temps, à travers le langage, en quelque chose qui est du temps, mais reste quand même à notre portée, d’une certaine manière la trace. Et, si possible, non pas une trace morte, mais une trace où il reste une relation d’existence. » [18] Et ce temps est le remède au temps :
« Là elles sontLes vivantesLes vraiesLes légères les ardentesLes heuresNos heures,Dans l’effervescence perpétuéeDe leur sacrePour démentir le tempsEt sa ruineEt la mort. »
[19]
Pour briser l’enfermement, comment reconquérir le temps humain ? Comme l’écrit Georges-Emmanuel Clancier avec ironie :
« Malgré l’homme il est des éclats d’espoirOù l’homme enfin s’accorde à sa promesse. »
[20]
La question est poétique, donc éthique et politique, comme nous l’expliquera Henri Meschonnic à propos du rythme de la marche, mais n’anticipons pas.
Je terminerai en revenant à Camus, écrivain qui a su dire oui à la vie. Ses écrits sur Tipasa sont sans doute ce qui exprime le plus directement cette joie : « Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers et nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. » [21] Nous retrouverons ici Albert Camus, par le truchement de ses échanges avec Claude Vigée, entre 1955 et 1959. Nous reproduisons également des extraits de la correspondance de Claude Vigée avec Maurice Blanchot.
[1] T.S. Eliot, « Burnt Norton », Four Quartets, Collected Poems 1909-1962. London : Faber, 1975, p. 192. Quatre Quatuors. Traduction de Claude Vigée. Commentaire de Gabriel Josipovici. Londres : Menard Press, 1992, p. 12.
[2] Alfred de Vigny, Le Journal d’un poète, Œuvres complètes. Avant-propos et commentaires de F. Baldensperger. Paris : Gallimard Pléiade, 1948, p. 993.
[3] Id., p. 1025.
[4] Claude Vigée, Vision et silence dans la poétique juive : Demain la seule demeure. Paris : L’Harmattan, 1999, p. 108.
[5] Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Traduit de l’allemand par Jacques Chavy. Paris : Plon, 1964, pp. 249-50. (Première édition, en langue originale, 1905.) Max Weber cite un ouvrage de Richard Baxter (1615-1691), pasteur et théologien anglais, The Saints’ Everlasting Rest (London, 1650)
[6] Vincent O’Sullivan, Waiting for Rongo/En attendantRongo et autres nouvelles. Paris : l’Inventaire, 2006.
[7] Jacques Prévert, Paroles. Paris : Gallimard Poésie, 1973, p. 154.
[8] Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Traduit de l’italien par Judith Revel. Paris : Rivages Poche, 2004. Première édition, 2000.
[9] Id., p. 110.
[10] Id., p. 111..
[11] Id., p. 115.
[12] Id., p. 119.
[13] Id., p. 120.
[14] S. Kierkegaard, Le concept de l’angoisse. Traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gâteau, p. 323.
[15] Michel Henry, C’est moi la vérité : Pour une philosophie du christianisme. Paris : Seuil, 1996, pp. 201-2.
[16] Giorgio Agamben, op. cit., p. 132.
[17] Id., p. 139.
[18] Georges-Emmanuel Clancier et Sylvestre Clancier, « De poésie en poésie / De questionnements en étonnements », Confluences poétiques, n°1. Paris : Mercure de France, 2006, p. 233.
[19] Georges-Emmanuel Clancier, Passagers du temps. Paris : Gallimard, 1991, p. 54.
[20] Id., p. 59.
[21] Albert Camus, « Retour à Tipasa », L’Eté. Paris : Gallimard Folio, 1994, p. 164.