Goethe, traduit et commenté par Nicolas Class
27 septembre 2012
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Faust. Seconde partie de la tragédieScène finaleTraduction de Nicolas Class Ravins de montagne, forêt, rocaille, étendue solitaire DE SAINTS ANACHORETES CHŒUR et ECHO PATER EXTATICUS PATER PROFUNDUS Ouïs-je autour de moi un fol mugissement, Ce sont des messagers d’amour qui nous annoncent PATER SERAPHICUS CHŒUR DES ENFANTS BIENHEUREUX PATER SERAPHICUS DES ENFANTS BIENHEUREUX PATER SERAPHICUS CHŒUR DES ENFANTS BIENHEUREUX DES ANGES LES ANGES ENCORE NOVICES LES ANGES PLUS ACCOMPLIS LES ANGES ENCORE NOVICES LES ENFANTS BIENHEUREUX DOCTOR MARIANUS (ravi) Indomptable est le cœur Autour d’elle s’enlacent Toi qui pourtant es intangible, Emportées par leur faible sens, MATER GLORIOSA CHŒUR DES PENITENTES MAGNA PECCATRIX MULIER SAMARITANA MARIA ÆGYPTIACA TOUTES TROIS UNA PŒNITENTUM, jadis appelée MARGOT DES ENFANTS BIENHEUREUX CETTE PENITENTE, jadis appelée MARGOT MATER GLORIOSA DOCTOR MARIANUS CHORUS MYSTICUS Fin |
Il est tentant de considérer le Second Faust et la scène qui le conclut comme le dernier mot de Gœthe sur le sens de la vie et la mission du poète. L’achèvement de cette œuvre dense et déroutante aura été la gageure de ses dernières années créatrices, à tel point qu’il déclarait que le temps qui lui serait alloué en sus devait être accueilli avec reconnaissance comme une faveur particulière à lui accordée.
Les tentatives pour élucider le message du Second Faust n’ont pas manqué. La note manifestement mariale sur laquelle l’œuvre se clôt en aura laissé plus d’un perplexe. Fallait-il la rejeter comme une pure machinerie théâtrale, qui serait restait indifférente à son auteur et n’aurait constitué à ses yeux qu’une manière expédiente de mettre un point final à une œuvre qui n’en pouvait souffrir aucun ? Fallait-il au contraire la mettre au centre des convictions du vieil homme et y reconnaître son ultime confession, quitte à faire de lui une alma naturaliter catholica ? Ou, de manière plus subtile, y voir, avec Wagner, les prémisses de cette œuvre d’art totale à laquelle le musicien aspirait, et qu’il s’efforçait de réaliser ? Cette dernière lecture aurait du moins le mérite de conférer à la pièce cohérence esthétique et unité de propos, en y reconnaissant l’alliance en un tout organique d’une écriture lyrique et dramatique qui n’est pas sans évoquer l’opéra, d’une volonté de surmonter la rupture du classicisme et du romantisme, et d’une représentation de l’éternel drame humain revisitée par l’idée de la rédemption par la femme.
Que nous montre-t-on de fait dans cette scène finale du Second Faust ? L’arrivée du principal protagoniste au ciel, où il est reçu au milieu des enfants bienheureux, qu’il aura pour charge d’instruire, de sorte à poursuivre dans cette vie nouvelle l’effort d’éducation du genre humain qui aura motivé son existence terrestre et l’aura au bout du compte rendu digne d’être racheté, ce que donne bien à entendre l’intercession des pénitentes, — et, parmi elles, de celle qui fut jadis Marguerite, — qui font reporter sur le nouveau venu la grâce que la Vierge-Mère a daigné leur accorder.
L’intertextualité littéraire nous renvoie presque inévitablement à la Divine Comédie. Béatrice y intercédait déjà en faveur de Dante, et Bernard de Clairvaux l’y instruisait déjà de l’efficace particulière à l’intercession mariale et complétait par cet enseignement la révélation que le poète se voyait chargé de transmettre à ses frères humains. Le contexte intellectuel et spirituel des années 1820 nous rappelle à ce propos le renouvellement du culte de la Vierge Marie, qui devait marquer de manière décisive l’évolution du catholicisme au cours du XIXe siècle, comme il nous suggère, eu égard à l’activisme et à l’humanisme de Faust, un rapprochement avec ces tendances du catholicisme qui voulaient alors affirmer la dimension humanitaire et sociale de la religion chrétienne, laquelle impliquait un engagement conséquent du croyant dans l’existence concrète.
Et pourtant, Gœthe ne met pas en scène l’organisation cosmique du salut autour du paradis, de l’enfer et du purgatoire ; il nous propose bien davantage une réflexion sur la polarité de la nature et de la nature humaine. Et pourtant, il se dérobe à l’exposé théologique et ne cherche pas à illustrer et donc imposer un dogme ; il nous présente plutôt l’aboutissement circonstancié d’une méditation sur le sens et la valeur des entreprises humaines et laisse parler d’expérience des figures éminemment symboliques de nos efforts et de nos aspirations. Et pourtant, il n’est le représentant déclaré d’aucune mouvance chrétienne déterminée, qui s’efforcerait de reprendre à son compte la philanthropie des Lumières, mais plutôt le dernier continuateur d’une Aufklärung qui parvient à retrouver son humanisme jusque dans ces symboles et ces figures dont elle hérite à la suite de la religion.
Nous devons donc tenir que Gœthe ne s’intéresse à la religion chrétienne, au catholicisme et au culte marial que dans l’exacte mesure où ils lui permettent d’exprimer plastiquement l’humain. Mais un tel recours ne se réduit pas à la seule exploitation esthétique d’une formule idéologique aussi incontournable qu’efficace en un siècle qui se tourne à l’opposé du précédent comme pour mieux en conjurer les excès ; il repose au contraire sur la conviction éclairée que la religion demeure avant tout une œuvre et donc une figure de l’humain, et que, en ce sens, son génie, en dépit de ses perversions et de ses égarements, demeure digne de représenter l’humanité et d’en nourrir la création artistique. À cet égard, la reprise de l’imaginaire religieux par l’imagination de l’artiste ne vaut donc que pour autant qu’elle oriente la conduite de l’homme dans l’existence, qu’elle suscite une éthique de l’humain.
Dans une telle perspective, la sympathie réelle de Gœthe pour certains aspects du christianisme s’explique à partir d’une attitude qui reste au fond « irréligieuse », et que cette sympathie même ne saurait nous cacher. C’est parce qu’elle continue, — comme malgré elle, serait-on tenté de dire, — à exprimer naturellement la nature de l’homme que la religion est digne d’intérêt et sert le propos du poète. Les inventions de l’imaginaire religieux relèvent alors, comme les créations de l’art qui s’en font parfois avec profit l’écho, du « démonique », de cette force qui pousse l’être humain à persévérer dans l’existence et à y affirmer son humanité, force à laquelle l’amour chrétien ne fait que prêter ici une figure mieux circonscrite. Il n’est donc pas surprenant que l’historien des idées puisse dégager, derrière l’imagerie mariale de la scène finale du Second Faust, l’influence de la philosophie de Spinoza, dont on sait l’importance qu’elle a revêtu pour Gœthe.
C’est que l’idée du « démonique » implique que l’homme s’avère humain à travers l’effort qu’il entreprend pour se faire être humain. C’est en ce sens seulement qu’on peut dire qu’il se sauve ou se perd, est bon ou mauvais. Et c’est ce que veut nous signifier le rachat, somme toute problématique, de Faust. Le personnage de Gœthe est loin d’être un saint, mais c’est un homme qui, à la fois à cause et en dépit de ses limitations et de ses faiblesses, du pari dont il est l’enjeu, des tentations auxquelles il est soumis ou de la grâce qu’on veut lui accorder, se découvre profondément humain et cherche à s’affirmer tel dans un effort que rien ne vient démentir ni entamer, et qui peut par conséquent l’amener à traverser toutes les sphères de la nature et de l’existence.
On voit donc en quoi la réflexion de Gœthe reste extérieure à la religion chrétienne : ce n’est pas le Dieu fait homme qui sauve l’humanité en rachetant ses péchés par son sacrifice, c’est l’homme qui, par son effort, se libère de la servitude des passions et se rend de la sorte digne d’être considéré comme un dieu. C’est au fond l’effort éthique de réaliser ce qui est humain qui vient seulement donner sens et substance aux idées de divinité, d’âme et de monde spirituel.
Et c’est pourquoi l’humanisme de Gœthe rejette de la tradition chrétienne son iconoclastie, sa mortification de la chair et sa culture de la culpabilité, dans lesquelles il ne saurait voir que des instruments de domination de l’homme sur l’homme et non les signes d’une dialectique de la chute et de la rédemption. Mais c’est aussi pourquoi il peut reprendre au catholicisme l’imagerie de son culte marial : c’est qu’il trouve ce dernier apte à encourager l’homme à vivre et à agir sans désespérer de la vie et de ses propres forces, dans la mesure où il lui remontre que, s’il se fourvoie souvent, son effort pour persévérer dans l’être n’est pas vain mais a chance d’aboutir.
Et c’est cette conviction intime qui amenait le poète à affirmer dans les dernières années de sa vie qu’il lui était impossible d’imaginer la mort comme un terme définitif à la vie et à l’action, mais qu’il y voyait une transition vers une vie renouvelée que l’homme pouvait toujours s’assurer par son activité perpétuée. Le tort de la religion aura été de lui faire croire que ce passage dépendait seulement d’une autre volonté étrangère à la sienne, mais son mérite de lui faire sentir qu’il lui revenait, et à lui seul, de l’accomplir.