Gerard Manley Hopkins (1844-1889) : le rythme transfigure la cage.
27 septembre 2006
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Ce sonnet de G.M. Hopkins, écrit entre 1876 et 1889, est à relier au sonnet 35, « The Sea and the Skylark » (La mer et l’alouette), dans lequel l’alouette symbolise non seulement le mouvement ascendant de l’envol et du chant, mais aussi la « gaieté et le charme » de la terre à l’origine, gaieté et joie, comme dans le poème de Shelley, « To a Skylark » (A une alouette). Ici le poète, partant de la notion platonicienne, reprise par le christianisme, de l’âme enfermée dans son enveloppe charnelle (premier quatrain), considérant le paradoxe de cet emprisonnement (second quatrain) qui permet parfois le chant, ou induit la révolte, en vient, sur le mode de la double négation (premier tercet) à reconsidérer l’oiseau au sein de la nature, qui n’est pas une prison (on retrouve là le sonnet 35), et c’est en ce retour aux origines dépouillées (l’Eden précédant ce « temps où la vie s’épuise à la peine journalière », âge d’or contre âge de fer) que l’être humain (second tercet), puisant à la source, s’élève en son alliance renouvelée avec le divin, que symbolise l’arc-en-ciel, ici personnalisé.
Ce Jésuite, ordonné en 1877, suit l’enseignement rigoureux des Exercices spirituels (1548) d’Ignace de Loyola, qui voit dans le mouvement de l’âme vers Dieu la seule consolation possible et souhaitable. Celle-ci consiste en une élévation tandis que le mouvement inverse « tout trouble et instigation aux choses basses ou terrestres » [1] conduit à la « désolation spirituelle », qui n’est autre que la cage dont il est question ici, proche de la mélancolie. Ignace de Loyola emploie, dans l’exposé de la neuvième règle « pour discerner les mouvements de l’âme », le terme d’ « acédie » [2], une des causes de cette désolation, selon lui.
En tant que poète, Hopkins voit dans le poème la possibilité d’élévation vers Dieu et, en ce sens, l’alouette, conjuguant chant et ascension aux cieux en son envol, lui offre le symbole en sa perfection. Le langage poétique donne forme à l’intériorité (l’oiseau échoue dans son nid, qui n’est pas prison), non pas par l’image, mais par la musique en premier lieu. Par le rythme, la répétition des mots et des sonorités, se révèle la qualité distincte de chaque unité d’être. Le rythme poétique donne voix à l’élan de vie qui anime chaque individualité vivante.
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Hopkins a appelé cette intériorité des créatures « inscape » et « instress » la force qui les anime, et trouvé en la philosophie de Duns Scot (1266-1308), en son principe d’individuation et sa théorie de la connaissance, confirmation de ses intuitions. S’inspirant d’Augustin et d’Avicenne, Duns Scot voit dans chaque entité réelle ou individualité une essence, qui en cette qualité se relie à Dieu. C’est de cette façon qu’il est donné à chaque être de participer de l’infini.
Ceci explique, dans le premier tercet, ce retour à l’essence même de l’alouette, à sa nature et à son univers singulier autant qu’inaliénable, ce qui induit, en ce qui concerne l’homme, cette métamorphose sonore et lexicale, dans ce qu’on pourrait nommer chiasme du paradoxe (en italiques) :
« Man’s spirit will be flesh-bound when found at best »« L’esprit de l’homme à la chair se rive en son état optimal »
La chair, nature humaine saisie en son incarnation (dont le symbole est le Christ), se révèle ce qu’il y a de mieux pour l’être si l’on revient à son essence, à son origine dépouillée ("son nid"), le passé se conjuguant avec l’avenir en cette source ravivée d’espérance.
Nous retrouvons là la brillante démonstration que fait Giorgio Agamben dans Le temps qui reste : le temps poétique en son rythme (ici le fameux « sprung rhythm » de Hopkins) compose le temps humain, lui donne voix, l’œuvre humaine relevant l’existence de son épuisement dans le temps linéaire ou strictement chronologique. A cet égard, le rythme poétique est rédemption de l’humain « en son état optimal ». Incessamment, le poème puise à la source pour régénérer la durée. Il saisit la réalité dans ses mots pour en opérer une synthèse, d’où l’abondance des composés (« dare-gale », « bone-house », « day-labouring-out », « sweet-fowl, song-fowl », « flesh-bound », « meadow-down », qui ne sont pas toujours directement transposables en traduction), le recours aux allitérations (« skykark scanted », « bird beyond », « free fells », etc.) et la rigueur de la syntaxe (« As », comparaison, « Though », paradoxe, poursuivi par « Yet » puis par « But » au second tercet, « Not... no », double négation menant à la négation de ce qui restreint : « no prison », ceci nous conduisant à l’expression de ce qui caractérise l’être humain : « will » (modalité de la caractéristique), puis à la négation de la mélancolie par élévation de l’âme). Le rythme modèle le vers comme une pâte sonore. En prenant pour exemple les deux vers suivants, on note dans le premier une abondance de monosyllabes à la cadence bondissante ainsi qu’un mélange de fricatives et d’occlusives. Les mots sont majoritairement plus longs dans le second et les fricatives, les sifflantes plus particulièrement, prédominantes. Si au cœur du vers 1 on trouve une assonance (turf/perch), la répétition de « sweetest » dans le second vers marque l’effort obstiné vers l’élévation.
« Though aloft on turf or perch or poor low stage,Both sing sometimes the sweetest, sweetest spells »
Le cheminement syntaxique du poème est bien celui d’une résolution, d’une tentative de trouver une issue, une sortie de l’enfermement, la situation étant posée au premier quatrain, puis décrite en son paradoxe, première lueur d’espoir malgré tout, dans le second, qui conduit à la négation de l’enfermement (premier tercet), celle-ci ouvrant alors, par la descente aux origines et donc à l’essence de l’être, à une élévation, en ce chemin qui mène de « down » à « risen ». En d’autres termes, c’est le poème lui-même qui brise les barreaux, transfigurant, sous le regard de l’esprit, la situation, plutôt que de l’abolir.