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Entretien avec Kenneth White

9 mars 2007

par Michèle Duclos

La marche

Kenneth White est un grand marcheur. Après avoir cheminé dans son enfance et son adolescence sur le rivage et l’arrière-pays de la petite ville côtière de Fairlie, au sud de Glasgow, étudiant à Glasgow il abattait régulièrement les quelque quarante kilomètres qui le séparaient de la côte De 1967 à 1983, résidant à Pau, il a marché dans les Pyrénées. Plus tard il a fréquenté les sentiers des douaniers des Côtes d’Armor, où il s’est installé en 1983. Sa marche en ces lieux, mais aussi sa fréquentation de la côte Atlantique sont à l’origine de nombreux poèmes de Terre de diamant, de Mahamudra, d’Atlantica, des Rives du silence, de Limites et Marges, jusqu’au récent Passage extérieur. Quant au Grand Rivage, probablement l’un des plus beaux longs poèmes du XXe siècle, il est lié intimement à une longue marche méditative le long de la côte ouest de l’Écosse. White a aussi beaucoup marché dans Paris entre 1959 et 1964, retrouvant des itinéraires parcourus naguère par les surréalistes, comme il le rapporte dans Les Limbes incandescents, et l’été à la même époque dans les Cévennes où il avait acheté et retapé une vieille ferme ; c’est là que fut écrit Les Lettres de Gourgounel. Dérives le montre parcourant les Pays Bas, Barcelone, Tunis… et notamment la Bretagne dont il ignore alors qu’un jour lointain il viendrait s’y installer. Il a aussi profité de ses voyages en Extrême-Orient et en Extrême-Occident pour faire de longs trajets à pied, comme il le narre dans La Route bleue pour le Québec, Le Visage du vent d’est pour Hong Kong, Taiwan et la Thailande, Les Cygnes sauvages pour le Japon. Un film tourné avec François Reichenbach, Le Chemin du Nord profond, qui reprend et poursuit l’itinéraire interrompu quelques siècles plus tôt par Bashô, le montre cheminant souvent encapuchonné sous la pluie battante.
Pourtant on ne peut le considérer comme un bourlingueur, un aventurier en quête de sensations exotiques, animé d’un besoin d’évasion, comme le furent Blaise Cendrars ou Nicolas Bouvier. Ni comme un explorateur de territoire comme John Muir qu’il a fait découvrir en précurseur dans un des Cahiers de Géopoétique. Il n’est pas amoureux exclusif d’une culture comme Jacques Lacarrière ou un George Borrow épris de culture gitane qu’il présente, curieusement, dans L’Esprit nomade à côté de Mathew Arnold. Ni poussé par la curiosité scientifique comme Alexandre de Humboldt. Par ailleurs (« Petit album nomade » dans Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, éditions Complexe, 1992) il dit apprécier médiocrement la littérature de voyage qui a succédé à l’exploration introspective par les romanciers.
Malgré leur apparente et réelle simplicité de lecture, il est assez difficile d’analyser la nature exacte des livres de voyage chez White. Lui-même a senti le besoin d’un nouveau mot pour les désigner : waybooks. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont plusieurs dimensions (biographique, culturelle, intellectuelle, poétique) et qu’il y est question de l’amplification de l’être et de l’enrichissement de l’esprit au contact des choses et des espaces, des êtres et des cultures.
La plupart des auteurs qui motivent White furent de grands marcheurs, à commencer par ceux qu’il élit entre tous, Rimbaud, Nietzsche et Whitman, mais aussi Borrow, Thoreau, Segalen, Breton, et pour l’Orient Bashô, Han Shan, Saraha…. Des auteurs dont les mobiles étaient très différents. Rimbaud par exemple semble obsédé par le besoin de fuir la chierie de la civilisation occidentale sous toutes ses formes ; Segalen quête son moi profond au contact de civilisations exotiques ; Nietzsche pense en marchant : « Parfait état d’inspiré. Tout conçu en chemin au cours de longues marches. Extrême élasticité et plénitude corporelle. » (Cité dans l’essai « Petit Album nomade »). Breton et les surréalistes hantaient certains lieux de Paris qu’ils mythologisaient volontiers.
La marche joue un rôle majeur dans les activités des ateliers qui se sont créés dans la mouvance de l’Institut international de Géopoétique fondé par White en 1989. Ainsi l’Atelier du héron (Belgique), Le Centre géopoétique d’Écosse, l’atelier québecois La Traversée réunissent assez régulièrement leurs membres pour des sorties en nature dans des endroits propices à la création poétique (photographie, peinture, poésie ou textes en prose), et aux observations d’ordre scientifique. Le colloque de géopoétique qui s’est tenu à l’université de Genève en mars 2003 avait pour thème « Marche et paysage ». Les actes de ce colloque seront publiés prochainement par les éditions Metropolis de Genève. S’y trouvent deux textes de Kenneth White, « L’expérience du lieu » et « L’art de la marche ».
De l’écriture on a souvent dit qu’elle était un voyage. Ceci est encore plus vrai de la géopoétique dans la mesure où White situe l’être dans le devenir, après Lao-tseu et… Henri Lefebvre, qu’il cite dans son Introduction à La Figure du dehors (le titre du volume est déjà une invitation au voyage mental, intellectuel et culturel) : « Il y a une idée nouvelle, la Voie, qui affine la notion de “praxis” et rend concrète les idées de trajet et de parcours. La notion de voie interdit de séparer le style de vie et la méthode de pensée, la présence à soi et la présence au monde. »

Michèle Duclos : Vous êtes un grand marcheur, mais vous n’êtes et n’avez jamais été attiré par les sports, collectifs ou individuels ?
Kenneth White : Le sport m’indiffère complètement. Si on a pu dire de la religion qu’elle était l’opium du peuple, le sport en constitue le dopage, disons, laïc. On peut très bien imaginer un gouvernement de l’avenir qui aurait un ministère des religions et des sports ayant pour mission la crétinisation totale de la population. Ajoutons à cela le fait que, pendant que l’on prononce de grands discours sur l’olympisme rassembleur des peuples, sur le terrain c’est le déchaînement des passions identitaires. Enfin, passons. J’ai fait du sport forcé quand j’étais écolier en Grande-Bretagne. J’ai même fait partie de l’équipe de football du lycée qui portait les couleurs de l’établissement de ville en ville. Que de samedis après-midi gâchés à shooter un ballon lourd de boue. À la même époque, j’ai joué aussi au tennis (cela peut être amusant, un moment), et au golf, dont on a dit que c’était la meilleure façon de gâcher une bonne promenade. Je n’ai jamais considéré la marche comme un sport. Simplement comme un mouvement naturel, le plus simple moyen de mettre le corps-esprit en branle. Si je dis « simple », je veux dire « qui a lieu en dehors des codes et des contrôles » (j’évite le plus possible outils et machines). Même chose pour la course, c’est-à-dire la marche accélérée. Entre dix et dix-huit ans, je courais chaque soir le long de la côte entre Fairlie et Largs, cinq kilomètres, pour le pur plaisir. Cela m’a donné une bonne base. C’était bien avant la mode du footing et du jogging.

M. D. : La marche n’est pas pour vous une simple activité physique. Déjà vous emmenez sur le chemin des douaniers des invités de marque comme Nietzsche (« On a High Ridge between two Seas » dans le n° 6 du Journal of Nietzsche Studies, 1993 ; inédit en français) et Van Gogh sur le chemin des douaniers (Van Gogh et Kenneth White, Éditions Flohic, 1994).
K. W. : La marche est, justement, propice à la méditation. Et la méditation peut prendre plusieurs formes. On peut marcher pour se vider l’esprit, c’est la méditation de la vacuité. Mais on peut aussi laisser errer l’esprit. Celui-ci commencera peut-être par « simplement » capter des phénomènes : cette pie sur une branche de bouleau, cette lumière sur les îles… Cela peut donner lieu à ce que j’appelle la promenade-haïku. Et puis le processus peut se complexifier encore. En allant jusqu’à des dialogues avec des compagnons de route qui me sont familiers. C’est en silence que je dialogue le plus volontiers.

M. D.
 : Dans « Ode fragmentée à la Bretagne blanche » (Les Rives du silence) vous écrivez : « Écrire des poèmes ?//plutôt suivre la côte/fragment par fragment » (p. 137). Pourtant vous présentez la poésie comme un yoga tout comme vous pratiquez la marche en tant que « yoga ambulatoire ». Pouvez-vous expliquer ?
K. W. : Dans le texte que vous citez, le mot « poème » désigne la poésie telle qu’on la conçoit et la pratique ordinairement : expression d’états d’âme, d’émotions, de fantasmes, de fantaisie, au moyen de deux ou trois petites métaphores mélangées. Sans intérêt, même sur le plan thérapeutique personnel. Dans l’« Ode fragmentée », j’invite à abandonner cette poésie-là, ce contexte-là, et à entrer dans un plus grand espace. Dans ce plus grand espace, on découvre de plus grandes unités. Le yoga, c’est d’abord l’unité du corps-esprit (hatha yoga), ensuite, c’est l’unité du corps-esprit et de l’univers (raja yoga et mahamudra). C’est ce yoga physico-mental que l’on découvre en marchant dans le dehors. Et cela se traduit par une autre poésie, une autre poétique. J’ai trouvé certains concepts orientaux très utiles à un moment donné pour désigner ce dont il s’agissait. Mais je les ai décontextualisés de plus en plus. C’est à peine si je parle encore de yoga. « Ici il n’y a plus d’Orient ni d’Occident – le héron blanc a disparu dans la brume. » J’évoque tout ce processus dans le livre L’Ermitage des brumes.

M. D. : Y a-t-il un lien direct entre la marche et vos « nouveaux concepts » : la « figure du dehors », le « nomadisme intellectuel » et la « géopoétique » ?
K. W. : Il y a eu un lien très direct, c’est certain. Toutes ces idées, tous ces concepts ont eu leurs origines lointaines, leur humus premier si je puis dire, dans les marches que j’ai faites sur les landes de la côte ouest de l’Écosse. Ces marches écossaises ont constitué le premier palier. Ensuite, il y a eu un palier pyrénéen et un palier armoricain. À chaque palier, les mouvements à travers l’espace étaient accompagnés de lectures et d’études. Mais c’est souvent dans la marge que tout cela se cristallisait. Marches du corps, marches de l’esprit. Paysage physique, paysage mental.

M. D. : De la marche on passe facilement au voyage même si ce dernier utilise souvent d’autres moyens de locomotion que les pieds : Dans « Petit album nomade » (Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexe, 1992, p. 184), « Le voyage, écrivez-vous, c’est d’abord une expérience et une sensation de monde. » Dans ce court texte vous présentez côte à côte deux sortes de voyages, celui du nomade et celui du chaman, dans le cas présent Samuel Champlain (vous êtes alors dans sa ville natale de Brouage) et Dante. Vous écrivez : « Dans les deux cas il s’agit d’une expérience profonde du monde, du monde comme volonté et comme représentation, du monde comme formes et comme vacuité. » Dans ce texte, nomades et chamans sont présentés comme des « chercheurs de passages ». Cette définition ne vous convient-elle pas entre toutes ?
K. W. : « Chercheur de passages », c’est une définition qui me plaît assez. Le mot passage revient fréquemment dans mes textes : « Une stratégie du passage » (titre d’un essai récent), Le Passage extérieur (titre de mon plus récent livre de poèmes). Pour moi, quelque chose a essayé de commencer avec Rimbaud, que Mallarmé appelait « un passant considérable », et avec Nietzsche, qui essaie d’effectuer un passage à travers le christianisme et le nihilisme. Par analogie avec ces nomades intellectuels, j’évoque souvent les chercheurs de passages géographiques : ceux du passage du Nord-Ouest, ceux du passage du Nord-Est, Champlain longeant la côte nord américaine, dessinant baies et promontoires, Magellan passant entre l’Atlantique et le Pacifique par le détroit qui porte son nom… Quant au chaman, il voyage en esprit. En suivant « le sentier des oiseaux », il passe du contexte humain à l’immense contexte non humain. Dans tous les passants que j’ai évoqués je vois des prédécesseurs, dans tous les passages je vois des analogies du travail poétique tel que je le conçois. Ce sont, si vous voulez, mes métaphores. Il s’agit, fondamentalement, du passage du moi au grand moi, puis au non-moi, du passage de l’humain au cosmique.

M. D. : Vous établissez une équivalence entre nomadisme et chamanisme, mais il me semble que le premier est découverte horizontale de l’espace, tandis que l’autre met en jeu le psychisme tout entier sur un axe vertical, celui de mondes souterrain, terrestre et céleste en lesquels se meut l’être qui cherche dans l’extase son unité. S’agirait-il alors de concilier ces deux axes, immanence et transcendance, en d’autres termes ?
K. W. : Pas équivalence, complémentarité. Deux figures, deux mouvements, appartenant au même grand champ ouvert. Cela m’est arrivé de penser et de parler en termes d’immanence et de transcendance. Dans le contexte du romantisme, par exemple, et jusque chez Thoreau. Mais j’ai essayé de dépasser cette dialectique. Le Dasein (littéralement « être-là ») de Heidegger était une étape de ce cheminement. Où j’en suis actuellement ? C’est ce qui essaie de s’exprimer dans mes textes, mes livres les plus récents, depuis, disons, Les Rives du silence.

M. D.
 : Votre définition, inhabituelle, du poète comme créateur de « nouveaux concepts » recoupe celle, plus classique, de Gilles Deleuze, pour qui le philosophe est un « créateur de concepts ». Deleuze et vous avez aussi en commun d’avoir, longtemps avant d’autres, caractérisé le tournant majeur de la pensée occidentale comme un « nomadisme ». Mais est-ce le même vous concernant ? Peut-on aussi parler chez vous d’un cheminement « rhizomique » comme l’écrit du sien Gilles Deleuze ?
K. W. : Dans le schéma classique, c’est, effectivement, le philosophe qui est créateur de concepts, alors que le poète est censé les détester, préférant le chant, le rêve, que sais-je ? Cela donne, d’un côté, un conceptualisme philosophant, de l’autre, un confusionnisme poétisant. La vive pensée poétique est ailleurs. Certains philosophes, disons depuis Nietzsche, savent cela. Et on peut compter Deleuze dans le nombre. Avec Deleuze, nous avons des choses en commun : « brancher la pensée sur le dehors », etc. Mais il y a aussi de fortes différences, notamment dans la conception du nomadisme, à la fois dans sa généalogie et dans ses perspectives. Deleuze prend d’abord comme référence les nomades de la steppe. S’il m’arrive de m’y référer en passant, mon nomade est un solitaire, c’est le nomade intellectuel. Autre différence : chez Deleuze un souci psycho-sociologique mène à un micro-révolutionnarisme et, en fin de compte, à un utopisme. Je n’ai rien d’un utopiste, je suis atopiste. Je dis cela depuis longtemps, et je le développe dans mes essais, tout en le vivant dans mes errances et mes résidences, tout en le disant dans des textes et des poèmes. Quant à la manière de penser et d’écrire, Deleuze fait partie de ces philosophes qui ne veulent plus « écrire philosophe ». Le résultat est souvent une logorrhée qui se veut artistique et poétique. Deleuze ne fait pas partie de cette catégorie. Ce qu’il essaie de faire, c’est de quitter l’« arbre » de la philosophie, avec son tronc et ses développements, et pénétrer jusqu’au sous-sol rhizomatique, où il délire dans l’obscurité. Quand je dis « délire », je ne veux rien dire de péjoratif, j’entends, étymologiquement, « sortir de l’ornière ». Je pratique pour ma part, paradoxalement peut-être, une écriture, d’un côté, plus logique et plus cohérente (serais-je un cartésien de la poésie ?), et, de l’autre, plus ouverte au monde, suivant ses lignes et ses rythmes.

M. D.
 : Aujourd’hui, vous proposez l’image de la terre, de notre planète dangereusement malade, comme le nécessaire objet de toute notre sollicitude et de notre mobilisation. Mais dans Le Passage extérieur le dernier poème, « Deux lettres de Bretagne », présente à la fin un bilan très succinct de la dégradation écologique de la planète : « ils disent que la planète se réchauffe/ils prévoient des tempêtes et des inondations//de nombreuses terres basses vont disparaître ». Puis, sans commentaire, vous concluez : « assis en ces lieux/sur un promontoire rocheux de l’Europe/je regarde passer les nuages/et j’écoute la rumeur de la mer ». Cette conclusion est ambiguë ; ne risque-t-elle pas de prêter à une interprétation d’indifférence ?
K. W. : Ambiguïté, indifférence ? Je ne le pense pas. Certes, il n’y a aucune protestation, aucune déclaration. Résignation ? Peut-être un peu. Mais plutôt une lucidité froide. Je ne sais plus qui a dit que le dernier signe du philosophe à l’humanité est un sourire triste. Il y a dans ce poème un silence qui s’accompagne peut-être d’un tel sourire triste. Mais, au-delà de toutes ces considérations morales, ce qui s’y exprime fondamentalement, c’est une « solidarité » (le mot est trop épais, trop lourd) avec les choses du dehors, avec les nuages et la mer, à partir d’une position extrême. C’est de cette position extrême que je parle dans le poème, et aussi ailleurs.

M. D. : Dans « Petit album nomade » (dans Pour une Littérature Voyageuse paru en 1992 aux éditions Complexe) vous écrivez, sans doute à la suite de votre « culturanalyse » qu’« il faut un travail sur soi, une auto-poïesis, afin de faire donner à l’être son maximum et il faut un certain horizon vers lequel se diriger… » (p. 194). Ailleurs vous avez dit votre adhésion à la théorie du « sentiment océanique » explicité par Ferenczi et votre réticence envers les « archétypes » analysés par Jung. Freud n’apparaît pas au premier plan de vos préoccupations anthropologiques. Que faites-vous, si je puis m’exprimer ainsi, de l’inconscient individuel et de tout l’irrationnel dont on peut malaisément nier qu’il est à la base de nombre de nos conduites ?
K.W. : J’ai salué plusieurs fois l’essai de Freud sur le « malaise dans la civilisation », dans lequel il ouvre des perspectives générales. Mais dans sa pratique clinique, il rabat tout sur l’album de famille, à juste titre sans doute pour ce que est des cas auxquels il avait à faire : des cas d’espèce, alors que ce qui m’intéresse, c’est le développement possible de l’intelligence individuelle (qui sort de l’espèce). Freud a une pratique réductrice. Du mythe d’Œdipe, par exemple, on peut faire une lecture (Lévi-Strauss l’a fait) qui dépasse les notions de meurtre du père et d’inceste avec la mère. Quant à Jung, je ne nie pas l’existence dans l’imaginaire d’archétypes, comme je ne nie pas les structures anthropologiques de l’imaginaire. Mais je ne m’intéresse pas trop à l’imaginaire. Il est vrai que parmi les psychanalystes, c’est le « sauvage » Ferenczi qui m’a le plus intéressé, puisqu’il sort du confinement psychique pour arriver au « sentiment océanique » (dont Freud lui aussi a parlé, mais très brièvement). Ce que je fais de l’inconscient individuel ou collectif et de l’irrationnel ? De l’humour. Je ne nie pas leur présence, je ne sublime pas, mais je ne touille pas cette soupe psychologique, je ne plonge pas dans ce marécage. Je suis un rationaliste – à la recherche d’une plus grande Raison.

M. D. : Je crois qu’aujourd’hui le terme qui définit le mieux votre pensée et votre entreprise créatrice, succédant à celui de nomadisme dont il est l’aboutissement existentiel et intellectuel, est celui de géopoétique. Vous le définissez en d’autres lieux plus à loisir, entre autres dans Le Plateau de l’albatros sous-titré Introduction à la géopoétique (Grasset), et dans Le Lieu et la Parole (édition du Scorff). Je donne ici, comme concise, votre définition sur votre site www geopoetique. fr :
1) Essayez de concevoir un espace mental qui ne soit ni mythique, ni religieux ni métaphysique, ni psycho-sociologique, ni imaginaire.
2) Essayez de concevoir un espace où, au-delà de leurs frontières séculaires, science, philosophie et poésie se rejoignent d’une manière inédite.
Le premier surtout de ces postulats suscite bien des interrogations voire des contestations – ce qui ne devrait pas être pour vous déplaire !
– Qu’entendez-vous par métaphysique ? Pensez-vous, après Heidegger, (cité par Jean-Pierre Faye lors d’un colloque sur « Heidegger en France » repris sur France-Culture), que « l’essence de la métaphysique se présente comme le lieu essentiel du nihilisme » ? Et que pensez-vous de la déclaration de Heidegger (j’en ignore la source), selon laquelle seul un dieu (ou un Dieu ?) nous sauvera…
– Bachelard, lui, écrivait dans L’intuition de l’instant : « La poésie est une métaphysique instantanée. Le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni, conquiert son unité. »
– L’imaginaire et l’imagination… Distinguez-vous l’imaginaire tel qu’on peut le trouver chez Coleridge de la faculté d’imagination que les philosophes, particulièrement Jean-Jacques Wunenburger dans son précieux Que sais-je ?, voire aujourd’hui des scientifiques, considèrent comme un intermédiaire irréfutable entre sensation et conceptualisation – une faculté qui permet en outre d’augmenter la sensation de vie ? N’y a-t-il pas chez vous une forme d’imaginaire cosmique, spatial ? Par exemple quand vous suivez mentalement le parcours des tribus celtes archaïques depuis le « vagin de nations » en Asie centrale ; ou quand sur une île écossaise (dans Dérives) vous avez la soudaine intuition associative du langage, d’une origine ethnique commune aux Scythes et aux Scots ; ou quand dans « Mémoires de la montagne » (Limites et Marges) vous parcourez à vol d’oiseau le plateau hispanique depuis votre résidence à Pau jusqu’aux abord de la Méditerranée africaine ?
– Plus globalement, à vouloir éliminer – est-ce d’ailleurs possible même chez vous ? – ces paramètres constitutifs de plus de deux mille ans de pensée non seulement occidentale mais planétaire, ne se dirigerait-on pas vers un appauvrissement de la créativité ?
K. W. : Cette question est comme une invitation à composer un traité… Mais enfin, allons-y.
Se débarrasser d’une grande partie, une très grande partie, de ce qui s’appelle « création » ou « culture » ne serait pas un appauvrissement de l’esprit, cela lui ouvrirait un champ de possibilités. Disons-le sans ambages, un grand nombre de « créateurs » n’offrent à l’humanité qu’une image miroir (donc favorisant l’infantilisme) ou une distraction, et certains même sont porteurs d’une réelle pollution. Une intelligence individuelle sait cela, sait faire des distinctions, et écarte sans perdre de temps ce qui est inutile. Dans une véritable culture, les choses sont claires pour tout le monde. C’est une telle culture qui nous manque. À sa place nous avons une idéologie de la « créativité », une surproduction de « produits culturels » et une politique culturelle à caractère uniquement sociologique.
Essayons de pénétrer dans le champ vraiment créatif, vraiment vivifiant et inspirant. C’est à la fois complexe et simple. En mathématique topologique, on parle de « complexe simplicial »…
Métaphysique n’est pas le mot qui convient. Par métaphysique, j’entends dans un premier temps la référence aux Idées platoniciennes. Je reconnais la force rayonnante de ce « monde des Idées », et j’apprécie, à un très haut point, beaucoup d’œuvres qui y ont trouvé leur source, notamment la poésie des Metaphysical Poets anglais (pour moi, surtout John Donne). Mais ce n’est pas mon monde. Dans ma conception des choses, la métaphysique a sa raison d’être et son utilité quand on n’a pas encore une idée assez complète et assez complexe de la physique. Elle continue à subsister quand on croit que l’on peut atteindre à une « chose en soi » derrière les phénomènes. Quand on n’a plus cette croyance, quand on a une connaissance suffisante du monde (l’intelligence n’a pas besoin d’une compréhension totale), on ne fait pas de la métaphysique, on fait de la géopoétique. On continue à développer et à affiner la pensée, on parcourt le monde phénoménal et, à partir des phénomènes, au moyen de la pensée, on crée, avec des mots, des lignes et des couleurs, ou des sons, des unités satisfaisantes pour l’esprit.
Cela dit sur le plan général, revenons aux cas que vous citez.
Bachelard emploie le mot métaphysique dans un sens assez ordinaire pour indiquer quelque chose qui dépasse le réalisme ordinaire. Quand il parle d’une unité saisie dans l’instant, on peut accepter cette notion, cette réalité, sans pour autant la désigner comme métaphysique. Il faut dire aussi dans ce contexte que si la poésie peut être une unité instantanée, elle peut être aussi (depuis Homère jusqu’à Saint-John Perse) un mouvement soutenu dans la durée. Bachelard m’intéresse beaucoup, mais pas dans les livres chéris par certains poètes : Poétique de l’espace, etc. Je n’y vois guère autre chose que des anthologies d’images, le repos, le plaisir-loisir esthétique du scientifique. Les vraies avancées poétiques de Bachelard sont ailleurs.
Quant à l’évocation par Heidegger des dieux, ou d’un dieu, on peut y lire évidemment l’appel à une force située en dehors de tout, en dehors au moins de ce qui est connu ou habituel. Mais je trouve la métaphore malheureuse. C’est l’irruption chez lui, à un moment de détresse, de tout un fond religieux nourri aussi par ses lectures de Hölderlin et de Rilke. Ce fond surgit ici et là chez Heidegger, allié à un attachement paysan-païen au terroir. Ce qui m’intéresse chez Heidegger, et encore une fois au plus haut point, c’est la dialectique que l’on trouve chez lui entre la terre (die Erde) et le Monde (die Welt), ainsi qu’une sortie de la métaphysique vers ce qu’il appelle une « pensée commençante » (anfängliches Denken) et la recherche de districts « originels » dont la philosophie n’a jamais entendu parler.
On peut trouver chez moi aussi, bien sûr, des traces de vocabulaire religieux, surtout à mes débuts. C’était le seul langage de « dépassement » que j’avais à ma disposition. Mais même à mes débuts je n’ai jamais évoqué des dieux ni un dieu. Ce que l’on trouvera ce sont des images telles que « tout arbre un totem, tout rocher un autel ». On trouvera aussi, du moins en passant, des références à des mythes. Et il m’est même arrivé de parler de « paysage métaphysique ». Mais dans le poèmes où il en est question, « Le territoire de l’être » dans Mahamudra, cette « métaphysique » se traduit tout de suite par « la réalité la plus lointaine » ou « le physique absolu, l’opaque consumé, la lourdeur dissoute ». Aucune référence où que ce soit à un « autre monde » ou à une essence des choses. Dans ce livre, Mahamudra, on trouve un résumé, un raccourci de toute une évolution sémantique.
Pour ce qui est de l’imaginaire et de l’imagination, j’utilise peut-être ces mots dans un sens qui m’est assez particulier. Dans mon vocabulaire, l’imagination est une faculté de projection, que j’emploie à l’occasion. Mais dans le premier, je vois plutôt un réceptacle, un foyer que je récuse. Je l’ai récusé d’autant plus fortement que pour beaucoup, créateurs et critiques, c’est la source principale, sinon unique, de l’art, et le fondement même de l’esprit. J’ai une conception totalement différente de l’activité vraiment créatrice de l’esprit. Dans mon travail, je puise dans bien d’autres sources : sensation brute, savoir et connaissance, pensée abstraite iconoclaste. J’emploie toute une gamme de ressources, ce qui fait que je pratique une poétique qui va au-delà de « la poésie », une littérature qui n’est pas que « littéraire », et une pensée qui n’est pas purement philosophique.

M. D. : Pour vous citer, vous n’avez pas « la bougeotte », vous n’éprouvez pas le besoin compulsif d’être sur la route, comme un Kerouac ou des écrivains de sa génération, et nombre de soixante-huitards sur les routes de l’Inde. Vous appréciez une certaine forme de sédentarité dans votre « Maison des marées » armoricaine – avec bien sûr de longues marches qui vous reposent de longues journées de travail intellectuel. Certains de vos voyages, que j’aurais envie d’appeler pédagogiques, sont d’ailleurs faits à l’occasion d’invitations à faire des conférences, à participer à des colloques, etc.
K. W. : Il y a chez moi une sorte de dialectique entre nomadisme et sédentarité, errance et résidence. C’est clair dans les titres mêmes de mes deux derniers livres : La Maison des marées et Le Rôdeur des confins. Je ne suis pas unique en cela. J’ai pu constater récemment que ce fut la cas de Hugo, qui parle de son « instant voyageur » et de son « instant casanier », et de Chateaubriand, qui dit : « Tout errant que je suis, j’ai les goûts sédentaires d’un moine. » J’ai parlé de dialectique. On pourrait aussi penser en termes de vases communicants. Je voyage pour que ma résidence soit enrichie de tout ce que j’ai pu recueillir sur les routes. Et j’étudie, je médite dans mon « atelier », pour que mes voyages soient autre chose que des vagabondages. Un koan zen dit cela de cette manière : « Être sur la route sans quitter la maison, être dans la maison sans quitter la route. »
Parlant de moines, je compte parmi mes ancêtres spirituels ces moines-voyageurs scoto-celtes qui déferlaient sur l’Europe autour du VIIe siècle, fondant monastères, bibliothèques, écoles, et que Renan décrit comme « maîtres en grammaire et en littérature à tout l’Occident ». J’ai ce genre d’impulsion en moi. D’où mes déplacements, que vous appelez « pédagogiques » (entendons dans ce mot le grec paideia, qui n’a rien à voir avec le pédagogisme), mes séries de conférences, mon désir de « fonder » quelque chose. Mais il y a aussi chez moi un côté plus solitaire, qui trouve son plus grand plaisir à simplement contempler les choses du monde.
Pour ce qui est de la logistique de mes voyages, il est vrai que j’attendais souvent pour entreprendre ces grands voyages une invitation pour faire quelque part une prestation. La raison pour cela était surtout d’ordre économique. Je n’ai jamais fait ce qu’il faut pour être riche, alors j’attendais qu’un organisme m’invite, et assure la grande intendance. Je remplissais mon contrat, puis je partais seul suivre mes propres pistes. Depuis que j’ai un peu plus de ressources, je voyage aussi sans ce genre d’appel. Je complète ma cartographie.

M.D. : En 1978 vous écriviez dans Dérives (p. 91) : « A voyager ainsi, où est-ce que je vais ? Nulle part. Je traverse bien des lieux de l’esprit, péniblement quelquefois, pour n’aller nulle part. Nulle part, c’est difficile, mais j’y arriverai un jour. Nulle part, c’est partout, c’est par moi ».
Avez-vous le sentiment d’y être arrivé ?
K. W. : Oui. À peu près. Je rôde aux confins. Mais ce mouvement dans les confins peut s’affiner. C’est le thème de mes travaux en cours.

***

FROM PLACE TO PLACE


1.
February wood
the sound of my footsteps
on the frosted leafage
(Huelgoat)

2.
Along the ferny road
by the chapel of the seven saints
under the full moon
(Near Lannion)

DE LIEU EN LIEU


1.
Un bois en février
le bruit de mes pas
sur les feuilles givrées

(Huelgoat)

2.
Fougères le long de la route
la chapelle des sept saints
je marche sous la pleine lune
(Près de Lannion)

(Terre de diamant, pp. 114-115)

ILE DE BREHAT


It was a man from here
told Christopher

how to get to the New World

I walk among the grey stones
thinking of something without a name



ILE DE BREHAT


C’est un homme d’ici
qui a appris a Colomb

comment aller au Nouveau Monde

je marche entre les pierres grises
et pense à une chose sans nom

(Terre de diamant, pp. 118-119)

THE GANNET PHILOSOPHY

1.
Way up north
where the great wind blows
he is walking

way up north
where the dawn-light breaks
he is walking

way up north
in the difficult land
he is walking

2.
The more I walk
this northern coast

the closer I am to the East

though I bear the soil of Europe
in my bones

it is an eastern light I see
striking these stones

3.
The white hills
have perfect reflections

I came through Lochaber
in the dead of winter

to meet Matsuo Bashô
on the Island of Dogs

LA PHILOSOPHIE DU FOU (extrait)

1.
Là-haut dans le Nord
où le grand vent souffle
il marche

là-haut dans le Nord
où le jour éclate
il marche

là-haut dans le Nord
en pays difficile
il marche

2.
Plus je parcours
ces côtes du Nord

plus je suis proche de l’Orient

et si je porte la terre d’Europe
dans mon corps

c’est une lumière venue de l’est que je vois
frapper ces pierres

2.
Les collines blanches
ont des reflets parfaits

j’ai traversé le Lochaber
au cœur de l’hiver

pour rencontrer Matsuo Bashô
sur l’île des Chiens

(Mahamudra, pp. 72-75)

http://www.geopoetique.net/archipel_fr/FondsKWhite/index.html