Deux poèmes de Charles Tomlinson, traduits par Michèle Duclos et Jean Briat
24 avril 2019
Deux poèmes de Charles Tomlinson autour de Mai 68
Siena in Sixty-Eight
The town band, swaying dreamily on its feet,
Under the portraits of Gramsci and Ho,
Play « Selections from Norma », and the moon,
Casta diva, mounts up to show
How high the sky is over harvested Tuscany,
Over this communist conviviality within the wall
Of a fortress that defends nothing at all.
History turns to statues, to fancy dress
And the stylishness of Guevara in his bonnet. Here,
Red-bloused, forgetful sales girls
For the revolution, flirt with the males
At a bookstore under an awning of red :
Lenin, Che, Debray and Mao –
The unbought titles, pristinely serried.
« Realism and sobriety » one might write of the art show :
In No to Repression, a procession of women
With raised fists, shouts No, No, No.
And between American Bombers and Black Boy Cleaning Shoes,
Somebody, unteachably out of step,
Has gouged intently into paint
The stigmata of St Francis in Miracle of the Saint.
Consciences drowse this summer night
Warmed by the after-glow. Fragrance of cooking
Weighs on the sense already fed by it,
The wild boar turning and turning on its spit ;
And the air too greasily replete to lift the red flag,
The morning headlines grow fainter in the dusk :
« Where is Dubcek ? » « Tanks on the streets of Prague. »
New Collected Poems, éd.Carcanet / Oxford Poets, 2009, p. 489
Sienne en soixante-huit
L’orphéon municipal, oscillant rêveusement sur ses pieds
Sous les portraits de Gramsci et de Ho,
Joue « Sélections de La Norma », et la lune,
Casta diva, s’élève pour montrer
Qu’il est haut le ciel au-dessus de la Toscane moissonnée,
Au-dessus de cette convivialité communiste à l’intérieur des murailles
D’une forteresse qui ne défend plus rien.
L’histoire devient statues, déguisements
Et le chic de Guevara sous son béret. Ici,
Oublieuses, des vendeuses en blouse rouge
Pour la révolution flirtent avec des mâles
Dans une librairie sous un auvent rouge :
Lénine, Che, Debray et Mao –
Titres laissés pour compte, dans un ordre originel serrés.
« Réalisme et sobriété », pourrait-on intituler l’exposition :
Dans Non à la Répression, un défilé de femmes
Point levé, crie Non, Non, Non.
Et entre Bombardiers américains et Petit Noir Cireur de Chaussures
Quelqu’un d’irrémédiablement irrécupérable
A creusé délibérément dans la peinture
Les stigmates de saint François dans Le Miracle du Saint.
Les consciences somnolent dans cette nuit d’été
Réchauffée par le dernier éclat du soleil. Une odeur de cuisine
Pèse sur les sens qu’elle nourrit déjà ;
Le sanglier tourne et retourne sur sa broche ;
Et l’air trop grassement repu pour soulever le drapeau rouge,
Les manchettes des quotidiens du matin s’estompent dans la pénombre :
« Où est Dubcek ? » « Des tanks dans les rues de Prague ».
Tr. Michèle Duclos, Comme un Rire de Lumière, ed. Caractères, 2009
Paris in Sixty-nine
for Octavio Paz
’I love’, I heard you say,
’To walk in the morning.’ We were walking,
Spring light sharpening each vista,
Under the symmetrical, freshly-leafing trees,
By boulevard, bridge and quays the Douanier
Had painted into his golden age
Of a Tour Eiffel perpetually new.
I replied : ’I trust the thoughts that come to me
When walking. Do you, too, work when walking ?’
’Work when 1 am working... ?’ My error
(Traffic was too loud to fight with words)
Came clear to me at last-for 1
Am far too fast imagining that my friends
Prefer, like me, the stir of street or landscape
To four walls to work in. Sunlight
Had begun, after a night of frost, to warm
The April air to temperate perfection,
In which the mathematics of sharp shade
Would have gratified Le Nôtre, ’auteur de ce jardin’ :
His bust surveyed it : in the pavilion there
The subtler geometries of Cézanne. Refaire
Poussin après la nature ! -he and the auteur
Might have seen eye to eye, perhaps
But for the straight lines and the grandeur.
All was not easy here. Gendarmerie
Clustered at corners, still unrelenting
After the late events, although the theatre
Deserted by its actors now, lay silent
But for the sloganned walls. ’De Gaulle’, 1 said,
‘Is an unpleasant man.’ ’But a great one,’
You replied, to my surprise, for you
Believed when the students had their Day
It was a sign that linearity
Was coming to its close, and time
Was circling back to recurrence and fiesta.
Before the walker the horizon slips from sight.
What matters in the end (it never comes)
Is what is seen along the way.
Our feet now found confronting us
The equestrian bulk (’Paris vaut une messe !’)
Of Henri quatre in the Place Dauphine,
Horsed on the spot that Breton called
’The sex of Paris’, legs of roadways
Straddling out from it. Was it the image
Drew him to that statue, or had he
(Eros apart) a taste for monarchy ?
’Pope of surrealism’ is unfair, no doubt,
And yet, it comprehends the way he chose
To issue edicts, excommunicate his friends.
1 saw his face look out from yours¬
Or so it seemed -the day that 1 declined
To dine in company, which led you on to say :
’Always the Englishman, you want to found
Another church.’ So, always the Englishman,
1 compromised and came- Paris vaut une messe.
For it was Paris held us on its palm,
Paris I was refusing as well as you
And should have said no to neither :
Paris looked in on all we were to say and do,
And every afternoon concluded with
That secular and urban miracle
When the lights come on, not one by one,
But all at once, and the idea and actuality
Of the place imprinted themselves on dusk,
Opening spaces undeclared by day.
All the recurrences of that constellation
Never reunited us by that river.
Yet, time finding us once more together
On English soil, has set us talking,
So let me renew my unrequited question
From twenty years ago : ’Do you, Octavio,
Work when you are walking… ?’
New Collected Poems, éd.Carcanet / Oxford Poets, 2009, pp. 490-492
Paris en 1969
pour Octavio Paz
« J’’adore », t’ai-je entendu dire,
« Marcher le matin ». Nous marchions,
La lumière printanière accentuant lignes et formes,
Sous la symétrie des arbres fraichement feuillus,
Par boulevards, ponts et quais que le Douanier
Avait peints dans son âge d’or
D’une Tour Eiffel à jamais neuve.
J’ai répondu : « Je me fie aux pensées qui me viennent
En marchant. Est-ce que toi aussi tu médites en marchant ? »
« Médite quand je médite… ? » Mon erreur
(Le bruit de la circulation empêchant de parler)
M’apparut enfin – car j’ imagine trop vite
Que mes amis comme moi
Préfèrent l’agitation de la rue ou du paysage
A quatre murs pour méditer. Le soleil
Après une nuit de gel venait de réchauffer
L’air d’avril, d’une merveilleuse douceur,
Dont les mathématiques de l’ombre nette
Auraient ravi Le Nôtre, ‘auteur de ce jardin’.
Son buste le parcourait du regard ; là-bas dans le pavillon
Les géométries subtiles de Cézanne. Refaire
Poussin après la nature ! Lui et l’auteur
Auraient eu même regard, peut-être,
Sauf pour les lignes droites et la grandeur.
Tout n’était pas réglé ici. Les gendarmes
Etaient massés aux coins de rues toujours sur le qui vive
Après les évènements récents, même si les lieux,
Désertés par les acteurs, étaient maintenant calmes et silencieux
En dépit de slogans sur les murs. « De Gaulle », dis-je
« Est un personnage déplaisant ». « Mais un grand homme »,
Répliquas-tu, à ma surprise, car tu
Pensais que la révolte des étudiants
Annonçait la fin de la linéarité
Et que le temps
Retrouvait sa circularité et le sens de la fiesta.
Devant le marcheur l’horizon disparait de la vue.
Ce qui compte à la fin (mais n’arrive jamais)
C’est ce qui se voit le long du chemin.
Nos pieds alors nous amenèrent devant
La masse équestre (« Paris vaut bien une messe ! »)
D’ Henri quatre sur la Place Dauphine,
A cheval en ce lieu que Breton appelait
« Le sexe de Paris », d’où les rues
S’écartent comme des jambes. Est-ce l’image
Qui l’attirait vers la statue ou avait-il
(Eros mis à part) un penchant pour la monarchie ?
« Pape du surréalisme » est injuste, sans nul doute,
Et pourtant résume la façon qu’il avait
D’édicter des ukases, d’excommunier ses amis.
Son visage m’est apparu sous le tien
Ou c’est ce qui m’a semblé – le jour où je déclinai
De diner en sa compagnie, d’où ta réaction :
« Toujours les Anglais , vous voulez fonder
Une autre église ». Alors, toujours l’Anglais,
Je transigeai et je vins – Paris vaut bien une messe.
Car c’était bien Paris qui nous tenait dans sa main,
Paris que je refusais comme toi ;
Et n’aurais dû dire non ni à l’un ni à l’autre.
Paris avait son regard dans tout ce que nous disions et faisions,
Et chaque après-midi se terminait sur
Ce miracle séculaire et urbain.
Quand les lumières s’allument non l’une après l’autre,
Mais toutes à la fois, l’idée et la réalité
Du lieu s’imprimaient sur le crépuscule,
Découvrant des espaces occultés pendant la journée.
Toutes les répliques de cette constellation
Ne nous ont jamais réunis au bord du fleuve.
Pourtant, la vie nous trouvant une fois de plus ensemble
Sur le sol anglais, nous a fait à nouveau nous parler,
Aussi permets-moi de renouveler ma question sans réponse
D’ il y a vingt ans : « Octavio, est-ce que tu
Médites quand tu marches ?… »
Traduction inédite de Michèle Duclos et Jean Briat.