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Catherine Chalier

26 avril 2010

par Anne Mounic

Catherine Chalier, La nuit, le jour : Au diapason de la création. Paris : Seuil, 2009.


L’auteur de ce livre, philosophe et spécialiste du judaïsme, vise, comme elle l’explique dans son introduction, à « rendre à la nuit une dignité qu’elle risque de perdre pour cause de sa ressemblance avec la souffrance » (p. 13). Catherine Chalier distingue en effet entre les ténèbres insondables du tohu-bohu primordial, qui demeure une inquiétante énigme, et la nuit créée, en liaison avec le jour, après la création de la lumière, au tout début de la Genèse. L’alternance du jour et de la nuit constitue alors un rythme, qui est une « alliance » (p. 13) : « La nuit serait quant à elle du côté gauche, elle ressemblerait à une féminité, comme ‘la lune qui domine la nuit’ ». (p. 41 – La citation provient du Zohar.) De ce tohu vabohu, « puissance ténébreuse de dislocation et de confusion » (p. 45) émane, grâce à la parole, l’être des « créatures différenciées ». Cette « dualité partout présente dans la création (nuit/jour ; soleil / lune ; masculin / féminin, etc.) renvoie à une source Unique » (p. 50) et n’a de sens que dans une relation de réciprocité : « Comme c’est l’alliance entre ces réalités duelles qui le signifie, le jour et la nuit n’ont de sens que l’un par rapport à l’autre. » En cette unité dialectique, la nuit acquiert une vertu réparatrice à l’égard du mal, ou de l’abandon. La nuit serait, en l’être, cette souplesse qui lui permet de ne pas se durcir contre autrui comme le font Pharaon (p. 58), ou toute autre instance de pouvoir. « … celui qui a la puissance d’opprimer, de torturer, d’avilir et de tuer et qui le fait sans trembler, en toute indifférence pour le sort d’autrui et sans craindre Dieu, peut-il jamais céder ? Existe-t-il une clarté encore capable de se frayer un chemin jusqu’à lui qui lui ferait percevoir le visage de ceux qu’il supplicie ? » (pp. 60-61) La nuit est à la nuit sa propre réparation : « Ainsi, lorsqu’une personne ou un peuple sont soumis à l’obscurité d’une nuit aliénante et opaque, amère et tyrannique, c’est de cette nuit même que doit leur venir l’espoir d’une délivrance. » (p. 63)

L’ouvrage se compose, après l’introduction, de cinq parties : I. La nuit biblique ; II. La nuit de la nuit ; III. Chercher le jour dans la nuit ; IV. Pas de jour sans nuit ; V. Aujourd’hui, et d’un épilogue : Le pressentiment du jour. L’enchaînement des titres donne toute la substance de cette alliance qui est jeu des contraires. Il ne s’agit pas, en effet, comme dans les mythes dualistes, de faire « de la Lumière et de la Ténèbre deux principes dont le second, ivre de haine, monte à l’assaut du premier, pour s’en nourrir et le prendre au piège de sa propre noirceur » (pp. 66-67), mais de saisir dans les « écorces ténébreuses » les « étincelles de la lumière primordiale » (p. 67) comme y invitent les Cabalistes, et notamment Isaac Louria. L’aube sera dès lors l’œuvre de la parole et de la liberté. C’est ainsi que la « nuit de la nuit » sera source d’enseignement en un processus, mené à chaque instant, de dissimulation et de révélation. Se référant dans ce chapitre à la philosophie de Ian Patocka, en ce qui concerne notamment ce qu’il dit du sacrifice à propos de la Grande Guerre, Catherine Chalier conteste cette pensée tragique et développe la vision de R. Kalonymuis Shapiro, rabbin dan le ghetto de Varsovie : « Cette foi n’attend pas de miracle, elle réside tout entière dans le fait de refuser que la noirceur qui envahit tout gagne sa propre âme. Car le triomphe des ‘méchants’, comme il les appelle, serait absolu dès lors que les ténèbres seraient appelées lumière et la lumière ténèbres (Is 5, 20). » (p. 113)

« Qu’il soit possible de chercher le jour dans la nuit, sans devoir au préalable la contourner, la quitter, la fuir ou attendre qu’elle se termine enfin, déroge à toute thèse métaphysique, héritée d’un lointain platonisme, selon laquelle il faudrait d’abord sortir de la nuit pour percevoir le jour. » (p. 117) On est effectivement loin, là, du dualisme sacrificiel qui consiste à exorciser l’ombre – processus qu’il faut sans cesse répéter. Etudiant la doctrine de la caverne de Platon, l’auteur de ce livre affirme : « Cette perspective métaphysique oblige à penser que la vérité – en l’occurrence celle du jour et de la nuit et la nôtre comme êtres humains – est arrachée à l’occultation qui domine dans le monde habituel. » (p. 121) Dans le rythme de la parole se manifeste l’alternance du jour et de la nuit. Celui qui veille et étudie « mieux que quiconque, peut contribuer à l’éveil de l’aube » (p. 127). L’être humain garde ainsi « l’initiative » (p. 128). Dans ce chapitre, Catherine Chalier évoque Stefan Zwieg, Novalis, Rembrandt, Hugo, Isaac Louria et Miklos Bokor. Dans le chapitre suivant, elle met en garde contre ce qu’on pourrait nommer le dogmatisme de la lumière : « Celui qui voit la pleine lumière du jour alors que le soir tombe ou que la nuit s’intensifie, ne guette en effet plus la venue de l’aube, il a oublié la patience et l’attention du veilleur, il s’est enivré du ‘jour’ au point d’être persuadé qu’il a vaincu la nuit. Mais, dès lors, se croyant de part en part illuminé, il n’en ignore que plus sûrement sa propre nuit et il juge indispensable de brutaliser ceux qui ne souscrivent pas à son hégémonie. » (p. 162) Ceci révèle encore un dualisme, qui a ses limites : « La vanité, c’est en effet de se contenter, comme Kant, de jeter une lumière sur les phénomènes et de décréter que le reste est inconnaissable. » (p. 168) La nuit « résiste à cette réduction » (p. 171), aussi bien celle des Lumières que celle de la dialectique qui l’assimile « au travail du négatif indispensable au progrès » (pp. 170-71). Dans son dernier chapitre, le philosophe en vient à explorer et mettre en valeur la profondeur de l’instant, cette aptitude à « accueillir en soi » (p. 220) aujourd’hui. Dans ce dernier chapitre, Catherine Chalier évoque Goya. L’épilogue met en valeur l’aspect éthique de cette réflexion : « On sait en effet que dans le cosmos, au fur et à mesure que l’air se raréfie et disparaît, tout s’assombrit jusqu’à devenir complètement invisible ; on sait moins, semble-t-il, que dans les communautés humaines, lorsque manquent ces ‘molécules d’air’ que sont la justice et la compassion, les ténèbres menacent de tout envahir ou, en faisant référence au récit de la Genèse, de faire retour, triomphant du verbe et de la lumière, de la nuit et du jour. » (p. 238)

Ce livre est un plaisir à lire, par la profondeur d’une pensée qui se développe au rythme posé de phrases bien écrites, résonantes et sans emphase. La préoccupation du philosophe embrasse des domaines amples, de la science à la poésie et l’art, tous ces aspects participant, sans rupture, de l’humain. Dans le style de l’ouvrage lui-même, il n’est pas de rupture, mais une pensée qui évolue en spirale, ménageant des échos (le peintre Miklos Bokor est évoqué, par exemple, tour à tour au second chapitre et au cinquième) et donnant peu à peu forme palpable à la substance qui se métamorphose tout du long : l’évolution des titres des chapitres, est la manifestation de ce cheminement dans la réalité concrète de l’âme humaine, entre taam, au singulier, (« goût, saveur, signification », p. 243) et taamin, au pluriel, les accents porteurs du rythme, ainsi que mis en valeur par Henri Meschonnic.


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