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Benjamin Fondane

26 avril 2010

par Anne Mounic

Entre Jérusalem et Athènes : Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme. Textes réunis par Monique Jutrin. Paris : Parole et Silence / Lethielleux, 2009.
Benjamin Fondane, Poèmes d’autrefois. Le reniement de Pierre. Traduits du roumain par Odile Serre. Postface de Monique Jutrin. Cognac : Le temps qu’il Fait, 2010.

Plaçant en exergue de cet ouvrage ces mots de Benjamin Fondane dans Le Mal des fantômes : « Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse », Monique Jutrin, spécialiste du poète et rédactrice des Cahiers Benjamin Fondane, rassemble ici des textes qui permettent de tracer l’évolution spirituelle de cette étonnante figure, des « Ecrits de jeunesse en langue roumaine », traduits par Hélène Lenz, Marlena Braester ou Carmen Oszi, aux « Ecrits en langue française : Pensée biblique et pensée existentielle ». La première partie éclaire la seconde, qui manifeste un penseur dans sa maturité. On retiendra par exemple, parmi les « écrits de jeunesse » cette réflexion sur le judaïsme, qui annonce le goût du poète et philosophe pour Kierkegaard : « Toute la signification du judaïsme est contenue dans le mot voie, du suprême Tao. Mais ce terme n’a pas de sens dans le cadre de l’hellénisme. Il faut affirmer l’existence de deux esprits contraires, il faut imposer l’existence catégorique de deux voies – pour que l’esprit des choses mérite d’être nommé : la voie. Dès l’enfance, on accoutume l’Oriental à distinguer deux routes, car il devra en choisir une. Elle lui permettra de monter dans l’azur ou de s’effondrer. De même qu’il y a deux routes, on peut choisir entre deux actes : la liberté existe. C’est en ce point que se situe l’inébranlable pierre de la morale pure. L’homme libre de choisir décide seul de son destin. » (p. 98) Dans ce même article de 1919, l’auteur oppose Athènes et l’esthétique à Jérusalem et l’éthique. La même année, Fondane achève une méditation sur la mystique par ces réflexions, qui décrivent assez bien sa poésie, très ancrée dans le monde pastoral : « Le hassidisme pousse jusqu’au sacrifice l’intuition de l’égalité, principe fondamental de la sociologie juive. Si l’on me dit : ‘Tu es meilleur que les autres’, je rétorque : ‘Toi, tu n’es pas le Messie.’

Et nous voilà revenus de notre voyage sur les voies mystiques. En route l’on trouve, là où la chaleur se fait torride, la fraîcheur de la banane : quand sa chair est meurtrie, elle exprime son suc. Nous sommes au pays de la sensibilité et de l’imagination, là où l’été les arbres secouent leur floraison. Et les fruits, de nuit, tombent en silence sans qu’on les cueille.

Il faut être ami avec l’arbre et avec le silence. Le fruit tombe alors dans tes mains avec toute sa fraîcheur. Mais nous n’avons pas pris les sentiers difficiles : nous avons emprunté la chaussée de la logique – et nous n’avons reproduit que les paysages renforçant notre idée ou notre paradoxe. » (p. 114)

L’opposition entre Athènes et Jérusalem se poursuit en ce qui concerne l’art, tout visuel d’une part, et d’autre part des mots qui « vont au-delà de l’ouïe, jusqu’à un état d’âme » (p. 123). Suivent des considérations politiques sur le socialisme, le communisme particulièrement, puis le sionisme et l’antisémitisme. Cette première partie se conclut avec deux poèmes en prose : « Le bâton du chant fouillait les désirs, creusait les couleurs, arrachait des entrailles de la nature des fleurs, des rochers, des rivières, le souffle vainqueur et apaisé de la Vie. » (p. 171)

Si la deuxième partie du volume, comme le dit Monique Jutrin, « fut moins aisée à constituer que la première » (p. 181), c’est aussi la plus consistante, car elle nous présente une pensée affirmée, dans Le Lundi existentiel, puis par rapport à Chestov ou à Kierkegaard, plus juif à ses yeux que Bergson, Freud ou Einstein, car « quittant Hegel, avec éclat pour les ‘penseurs privés’, Job ou Abraham » (p. 195) On sait que Fondane oppose connaissance et participation ; il écrit : « Connaître, c’est connaître la nécessité. Savoir et Liberté s’opposent irréductiblement. » (p. 201) Cette affirmation extrême se comprend dans la perspective kierkegaardienne du choix éthique, qui est liberté et unité d’être. Fondane, à propos de la fin du Procès de Kafka, développe une vue très convaincante du sacrifice hégélien à l’Esprit, le singulier disparaissant dans le Tout. Il considère aussi « Devant la loi », ou le chapitre 9 du Procès. A propos de Baudelaire, Fondane reprend les dires de Kierkegaard sur le stade esthétique et l’ennui, parlant de « la cruauté, fille de l’Ennui » (p. 234). Ces fragments ne donnent qu’une envie, c’est de lire ces écrits d’un poète et philosophe dans leur intégralité. L’alliance de la perception poétique et de l’abord philosophique me semble fonder une véritable pensée existentielle.


Comme je l’énonçais plus haut, la poésie de Benjamin Fondane, dans ces Poèmes d’autrefois, baigne dans un univers pastoral qui évoque le Cantique des Cantiques (on peut d’ailleurs lire « Le psaume de la Sulamite », p. 73) et qui est en tout cas très biblique : « Tu n’as pas voulu que je sois comme le jeune arbre, / qui croît vigoureux là où coulent les eaux. » (p. 17) Nombre de poèmes se comparent à des psaumes dans leur titre ; les références bibliques, à Abel, à David, à Adam, charpentent le recueil ; le poète choisit diverses formes, sonnet, quatrain, tercet. La traductrice a sauvegardé les rimes. On entend déjà la vigueur et l’originalité des poèmes écrits plus tard en français :

« Seigneur, je suis pareil aux grenouilles, avec deux feuilles pour poumons.
Seigneur, je suis pareil aux grenouilles qui coassent à tue-tête pour la vie ;
j’aime le marais et la vie, comme un baume sur les plaies.
C’est plus beau à la campagne, Seigneur, que là où tu es, au ciel ;
mais moi, à ta place, Seigneur, je regarde les fourmis rouges
et je médite sur le pissenlit, comme tu médites sur la Vie. » (p. 72)

Cette perspective pastorale est tout éthique, conformément à ce que dit le penseur : « O Seigneur, toute la nature est amour et azur » (p. 73). L’univers est animé : « femme enfermée en moi comme une dryade en sa souche » (p. 87).

Dans l’« Eclaircissement » qui précède Le reniement de Pierre, on découvre un Fondane qui se réclame du symbolisme et de « l’art pur » (p. 94) et qui, comme l’explique dans sa postface Monique Jutrin, était « dans sa jeunesse », « fasciné par l’œuvre de Gide » (p. 128). Cette œuvre s’achève par un dialogue entre Simon et Pierre, le premier désirant récupérer son oreille, allusion, comme l’explique Monique Jutrin dans sa postface, « à l’épisode de l’oreille tranchée lors de l’arrestation de Jésus » (p. 126). « Si la question de la violence est posée dans le texte de Fondane, c’est l’interrogation sur la foi et le miracle qui occupe la position centrale. » L’exergue, de Nietzsche, finit de compliquer la perspective : « Et quelle est, ô Zarathoustra, la morale de cette histoire ? / Zarathoustra répondit alors : … mon histoire est amorale. » Si l’on songe, comme l’indique Monique Jutrin, que dans l’Evangile de Jean, celui qui tranche l’oreille se nomme Simon-Pierre, nous lisons ici, entre Simon et Pierre, une sorte de controverse intérieure entre l’ancien monde et le nouveau, judaïsme et christianisme, tels que les oppose Paul dans ses Epîtres. Le personnage de Pierre s’enferre dans sa croyance en faisant sourire : « C’est un péché. Si vous voulez, je le jure. Mais c’est un péché. » (p. 113) Simon, qui lui intime : « Je veux mon oreille, tu entends ? » (p. 116), marque le hiatus entre la toute-puissance et omniscience du Fils de Dieu et sa faiblesse (« Hé ! s’il sait toutes choses, et s’il peut toutes choses, pourquoi s’est-il laissé emmener ? » p. 116) et en déduit qu’« il peut tout » : « Lui seul peut me rendre mon reille. » (p. 118) Quant à Pierre, il est la contradiction incarnée entre cette puissance divine et la faiblesse humaine puisqu’en reniant le Christ, il sauve sa vie. Toutefois, l’humour n’est pas amoral. Il est simplement humain.

Nous terminerons en citant le dernier quatrain de « Paysages » (p. 86), qui donne une idée de la beauté du poème et de la traduction :

Personne n’est là pour récolter le beau grain du soir,
personne pour recueillir le grain, recueillir le soir ;
personne pour vouloir le soir, écouter le silence –
mon âme, mon âme de silence. »

Un seul regret : ce serait bien de pouvoir, en regard, considérer le poème dans sa langue originale.


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