Audace, singulier, liberté
24 septembre 2017
... le vrai ennemi de l’homme, le symbole et l’incarnation de la mort, est donc l’éternité, l’absence de temps. [2]
L’audace fonde, dans l’affirmation de sa liberté, le singulier, cette corrélation de subjectivité qui lie, dans le discours et la conscience, le Je et le Tu. L’individualité audacieuse étreint l’altérité dans sa complexité et, notamment, sous ses deux formes essentielles, le regard extérieur et le devenir. Au lieu de se réfugier dans les limites des certitudes de la raison et de se référer à une origine égarée dans le passé et donc inaccessible à toute forme d’avenir, l’audace dont nous voulons esquisser les qualités permet à chacun de puiser dans l’instant la source intarissable du possible. Elle franchit les limites qu’imposent la paresse de l’acquis, la crainte qu’inspire le temps s’il n’est conçu qu’en son extériorité destructrice, les arrogances du pouvoir. Elle dénonce la fatalité du sacrifice.
Léon Chestov (1866-1938) a particulièrement mis en relief cette notion dont il a trouvé l’expression chez Plotin (205-270). Nous allons préciser le sens de ce mot avant d’en envisager la portée dans la pensée du philosophe russe.
Le terme latin dont vient « audace », audax, audacis, signifie « audacieux », pris en mauvaise part tout d’abord, puis sans nuance péjorative : « audacieux (qui ose », « hardi » ; le substantif audacia suit le même mouvement, désignant l’audace prise en mauvaise part, puis sans nuance péjorative). Ces deux mots trouvent leur origine dans le verbe audeo, de avidus, aveo, « qui désire vivement, avide », « désirer vivement ». Le sens primitif de audeo est « avoir envie, désirer » ; il signifie ensuite « prendre sur soi de, oser ». L’audace s’avère dès le départ ambivalente tant la collectivité peut se sentir menacée par le désir singulier, dès lors interprété comme caprice, puisqu’il ne suit pas une voie tracée et prévisible. L’avenir ne peut être qu’en déjouant la nécessité.
Le terme grec utilisé par Plotin, et que relève Chestov, est τόλμα, qui, pris au sens abstrait, désigne la « hardiesse », la « résolution », puis, en mauvaise part, l’« audace ». Au sens concret, le vocable désigne un « acte audacieux ». Le verbe τολμάω (tolmaô) signifie « oser », d’où « avoir de la résolution, du courage », puis, en mauvaise part, « avoir l’audace de » et « se risquer à, s’aventurer, avoir la hardiesse d’entreprendre ». Plotin utilise le substantif, entre autres, à propos de l’Intellect qui a « eu l’audace de s’éloigner, en quelque manière, de l’Un » [3], mais qui « vient immédiatement » à sa suite. L’Intellect (νοῡς, nous) est qualifié de τό τιμιωτάτον, (to timiôtaton) « ce qu’il y a de plus précieux » [4]. Chestov traduit, lui, par « le plus important » [5] quand Plotin l’utilise pour désigner la primauté de la philosophie. Le sens premier de τίμιος (timios) est « qui a du prix ». Il signifie ensuite « précieux, cher », puis « qui confère un honneur ». Le philosophe russe perçoit chez le penseur antique une contradiction, qui s’appuie sur cette double acception du terme « audace », selon que l’on se place du point de vue de l’individu, ou de la collectivité. « Plotin, lui aussi, glorifiait à maintes reprises la soumission ; cependant, parfois, il lui apparaît que l’audace (τόλμα) tant calomniée par lui est le don suprême des dieux. » [6]
Plotin établit en effet une différence entre « l’enseignement » [7] et la « vision ». Le premier « ne peut conduire que jusqu’à la route, que jusqu’au cheminement » ; la vision tient de l’union amoureuse. Il existe donc une distinction entre connaissance et appréhension de l’Un : « Le doute naît surtout parce que la saisie de l’Un ne peut se faire ni par la science ni par l’intellection, c’est-à-dire selon la manière dont sont connus les autres objets de pensée, mais par une présence qui est supérieure à la science. » [8] Cette présence échappe au général puisqu’il tient à chacun de la réaliser. Chestov achève son ouvrage, Sur la balance de Job (1929), de la même façon que Plotin, son traité sur l’Un. Le philosophe antique indique que l’on progresse de l’intellect à la sagesse et de la sagesse à l’Un : « Et telle est la vie des dieux et des hommes divins et bienheureux : être libéré à l’égard des réalités d’ici-bas, vivre sans prendre de plaisir dans les réalités d’ici-bas, fuir seul vers le Seul. » [9] On trouve la même volonté que chez Platon de s’affranchir du corps et du devenir, mais Chestov met l’accent sur le caractère individuel de l’élan plotinien vers l’origine : « C’est vers lui, vers cet Un qui a créé notre merveilleux monde visible, que s’élève l’âme de Plotin dans de rares moments d’extrême tension et de ravissement. Alors Plotin découvre qu’il existe une balance encore ignorée des hommes, où les souffrances de Job l’emportent effectivement sur le lourd sable de la mer ; alors les discours de Plotin deviennent ‘exaspérés’ et le psalmiste surgit dans le philosophe : φυγὴ μόνου πρὸς μόνον, la fuite de l’un vers l’Un (VI, 9, 11). » [10] L’audace se réalise dans cette identification du singulier au divin, celui-ci ayant été défini comme absolue générosité, infinie. « Dieu n’exige rien des hommes, Dieu ne fait que donner. »
La vie humaine, individuelle, prévaut dans sa nouveauté sur la nécessité, qui est le fruit de la raison. Comme l’a affirmé Kierkegaard, – auquel Chestov a consacré un essai, Kierkegaard et la philosophie existentielle (1939) –, dans Crainte et Tremblement (1843) : « La foi est justement ce paradoxe : l’individu, en tant qu’individu, est plus grand que le général , il est justifié devant le général, il ne lui est point subordonné, mais lui est supérieur, et il l’est de telle manière, observez-le bien, que c’est l’individu qui, après avoir été subordonné en tant qu’individu au général, devient, à travers le général, l’individu dont l’individualité est supérieure au général, parce que l’individu, en tant qu’individu, est en rapport absolu avec l’absolu. » [11] La théorie de la connaissance s’oriente vers l’objet, ce que Martin Buber a appelé le « Cela » [12] ; la philosophie existentielle se fonde sur le sujet. Cela tient de l’audace d’introduire du temporel, du fini, du caprice dans l’inertie des choses. C’est l’inerte qui fait l’idole, puisque « une idole faite avec une idée ressemble aussi peu à Dieu qu’une idole faite de n’importe quelle matière grossière. La vérité cessa d’être pour l’homme un être vivant » [13]. Dieu est, pour Chestov, ce principe de vie qui ne cesse de se renouveler en chaque individu. Il est un commencement qui sans cesse recommence. « L’audace n’est pas en l’homme un péché fortuit, elle constitue la grande vérité de l’homme. » [14]
[1] Ce point de vue sur l’audace sera plus développé dans La tentation du tragique : Essai sur la liberté, ouvrage en préparation.
[2] Léon Chestov, Sur la balance de Job (1929). Traduction de Boris de Schloezer. Paris : Flammarion, 1971, p. 229.
[3] Plotin, Traité 9, 5, 29. Edition de Pierre Hadot. Paris : Cerf, 1994, p. 89.
[4] 5, 25, ibid., p. 88.
[5] Léon Chestov, Sur la balance de Job, op. cit., p. 344.
[6] Ibid., p. 346.
[7] Plotin, Traité 9, 4, 15, op. cit., p. 83.
[8] Plotin, Traité 9, 4, 1-3, ibid., p. 82.
[9] Plotin, Traité 9, 11, 50-51.
[10] Léon Chestov, Sur la balance de Job, op. cit., p. 347.
[11] Søren Kierkegaard, Crainte et Tremblement (1843). Edition de Charles Le Blanc. Paris : Rivages, 1999, p. 110.
[12] Martin Buber, Je et Tu (1923). Présentation inédite de Robert Misrahi. Avant-propos de Gabriel Marcel. Préface de Gaston Bachelard. Paris : Aubier, 2012, p. 35.
[13] Léon Chestov, Sur la balance de Job, op. cit., p. 346.
[14] Ibid., p. 240.