Piotr Rawicz, par Max Fullenbaum
22 septembre 2013
Un ciel de sang et de cendres : Piotr Rawicz et la solitude du témoin. Sous la direction d’Anny Dayan Rosenmann et Fransiska Louwagie. Paris : Editions Kimé, 2013.
Le devoir de mémoire émerge en France à partir de 1990. Il corsette le témoignage, exigeant de lui la véracité des faits, la pudeur de l’expression et le respect des victimes. Par ces exigences de scrupuleuse honnêteté, favorisant la « distance anesthésique [1] », il jette aux oubliettes, en exil de son temps, un livre pourtant déjà oublié, le Sang du ciel, condamné à languir « sur les rayons poussiéreux des grandes bibliothèques publiques où il sommeille encore aujourd’hui » [2]. Plus qu’un livre oublié d’ailleurs, je serais tenté de le définir, si c’était possible, à l’aide d’une terminologie propre à Piotr Rawicz : le Sang du ciel est un livre « dédevenu », c’est-à-dire un livre tenu hors de son devenir qui n’est pas encore advenu mais que ce livre collectif, à lui seul consacré, va faire advenir.
Le Sang du ciel est aussi un livre tenaillé par la peur. Les trois premiers mots de ce livre sont : « J’ai la frousse… » [3] tandis que son auteur, « ce survivant, pauvre, inassimilable, qui erre dans Paris » [4] se cadenasse dans son mausolée de merde, rue Perronet à Neuilly où, « après avoir fait fonctionner une quantité de verrous, il m’ouvre sa porte lentement, en se cachant un peu derrière le battant » [5]… Piotr Rawicz confirme lui-même dans son journal : « non pas angoisse mais peur » [6]...
Dans la postface du Sang du ciel, Piotr Rawicz met en question la singularité de la Shoah puisque, malgré la contestation d’Emil Fackenheim [7], « toute référence à une époque, un territoire ou une ethnie déterminés est fortuite » [8]. De ce fait, le Sang du ciel revêt une portée qui outrepasse son propos car on peut légitimement se poser la question de savoir si le Sang du ciel se « définit comme un roman sur l’Holocauste ou bien comme une méditation plus générale sur un malaise existentiel » [9], « l’ontologie rawiczéenne relevant […] d’un « désespoir métaphysique » [10] ou « d’une métaphysique cachée » [11]. Steven Jaron pose le dilemme : « Comment rester fidèle au malheur de son histoire individuelle tout en soulignant sa portée universelle » [12] ? Et Steven Jaron cite Piotr Rawicz : « En ce qui me concerne, dans ce que j’écris et je pense, je trouve que je suis concerné moins par l’aspect historique que par les aspects psychologique, métaphysique, et surtout, ontologique [13] ».
Qu’est-ce à dire ? Que l’auteur du Sang du ciel, en 1961, accumulant les obstacles et avant même qu’un devoir de mémoire ne soit institutionnalisé, revendiquait un droit, un droit positif et inaliénable, le droit du poète, le libre droit de « déconstruire le discours, de désarticuler historiquement le récit, de choquer le lecteur » [14] en tenant la gageure de « sauter l’étape du témoignage tout en restant témoin » [15] au point même de pouvoir « considérer que le mensonge devient protecteur de la réalité » [16]. Paradoxalement la démarche anhistorique de Piotr Rawicz n’est pas « uniquement d’esthétiser l’horreur de l’Holocauste mais de mesurer son importance et sa pertinence pour d’autres raisons historiques [17] ».
Comment le Poète aurait-il le pouvoir de faire de son œuvre une sorte d’étalon permettant de mesurer l’importance et la pertinence d’évènements à venir, alors que « l’extermination crée un hiatus entre son caractère extrême et les normes littéraires institutionnalisées après Auschwitz, normes qui inscrivent la Shoah dans le déjà-dit et le déjà-pensé » [18] ? La réponse des contributeurs du livre est unanime et vaut d’être énoncée. Pour Anthony Rudolf, le Poète est un « tournesol humain » [19] tourné vers un soleil noir, la matière même de son papier fait de tournesol lui-même, réagit aux signes qui la recouvrent, il est « le réceptacle d’une histoire qui serait morte avec lui » [20]. En citant le Livre de Jérémie et le Livre des Lamentations, Anthony Rudolf semble même prophétiser l’aspect quelque peu talmudique de ce livre où les contributeurs échangent entre eux sur un même sujet.
Or, voici l’opinion générale : « l’expérience extrême du génocide met en question, met en suspens la conception du corpus littéraire d’avant » [21]. Piotr Rawicz sait « qu’il lui faut écrire mais autrement, chercher dans la solitude et la douleur, entre silence et cri, une autre voie » [22], il s’agit pour lui, physiquement, dans son écriture d’insecte, « de dépasser les frontières de la langue » [23] car « la forme est la grande affaire du sang du ciel » [24] et même si le procédé littéraire est une saleté, « la modernité en marche, c’est donc la narrativité de la forme [25], quand la plasticité du dire ne nuit pas à la vérité du récit » [26] et que « la forme restitue la destruction de l’intérieur » [27]. « C’est en séparant de façon radicale le langage du réel que Boris reste en vie » [28] et que Piotr se tue, pourrait-on ajouter, car « une fragile ligne de crête sépare le réel de son écriture » [29], entraînant « le changement de statut de la mort, pain d’épice fourré d’ombre [30], défigurée par le meurtre de masse » [31]… Il faut les tuer pour qu’ils ne meurent pas…
S’agit-il de « punir l’Etre avec des mots » [32] par une cruauté, une crudité d’écriture rarement atteintes grâce à « un espace littéraire que Rawicz a ouvert et pensé en regardant l’assassinat collectif à travers l’œil d’un Seigneur du blasphème » [33] ? Cette écriture « impose une tentative nouvelle de déchiffrement » [34] car elle veut déconstruire le signe c’est-à-dire « construire une langue authentique après la Shoah » [35], une langue « autre » [36] et même une langue qui en contiendrait plusieurs, une langue « évoluant entre les mondes juif, polonais, ukrainien et français » [37], une langue au caractère « hétéro linguistique » [38] avec des soubassements encore inexplorés, une novlangue que Philippe Mesnard illustre avec le mot fleur, ornement poétique s’il en est, que Piotr Rawicz, le « décroyant » [39], trempe dans le sang du ciel pour contester tout à la fois sa signification, son usage et son aspect.
Mais la création d’une autre langue n’implique-t-elle pas derechef l’apparition d’un autre homme dont la désignation en tant qu’homme subirait la même métamorphose que celle du mot fleur ? Voici un témoignage sur un convoi, extrait d’un livre paru six ans avant le Sang du ciel : « Et voilà le bilan de l’expérience. Il y avait au départ cent vingt-cinq patriotes. Cent vingt-cinq hommes prêts à tous les sacrifices et dont beaucoup étaient des hommes cultivés. Au bout de deux jours, chez la moitié d’entre eux, la culture s’est écaillée. De tous les patients efforts poursuivis pendant des siècles et des siècles par les philosophes et les prêtres pour essayer d’élever l’homme au-dessus de lui-même, en deux jours il ne reste plus rien. Il a suffi de ces sentiments élémentaires, ignorés dans notre vie confortable, la faim, la soif, la peur, le froid, pour recréer l’homme élémentaire, que l’instinct de conservation domine et qui est prêt à tout, absolument à tout pour se sauver, mais pour se sauver lui. Combien pensent aux autres, combien essaient d’endiguer la bestialité naissante, combien essaient de porter secours à ceux qui s’évanouissent ? Ils sont dix environ sur cent vingt-cinq… Les autres frappent au moindre prétexte, au hasard, dans la pénombre ; ils s’insultent grossièrement ; ils tueraient si le voyage durait davantage… » [40]
Nous arrivons en d’autres mots au point de bascule : « C’est l’ambivalence même de la position de Boris qui produit du sens et réveille le spectateur de l’état de sidération pour l’inviter à penser, non pas le crime, mais la langue qui le décrit » [41]. L’ambivalence devient le stimulant de la compréhension du lecteur car c’est en pensant la langue mutilée qu’on touche au paroxysme de la pensée quand l’auteur se place « entre les mots » [42] pour leur donner du jeu, « jeu au sens mécanique » [43], dénué de tout romantisme, « cette sale vapeur de lyrisme dont on entoure le suicide, me donne envie de vomir » [44] et c’est ce « degré supérieur de l’impassibilité » [45] mécanique qui permet aux mots de s’épouser l’un l’autre sans aucune pudeur pour engendrer un pouvoir méta-réel contre la réalité.
« Je est un autre » [46] cite Antony Rudolf mais pour Piotr Rawicz « je » est un autre et cet entre guillemets tend à prouver que « les dénominatifs ne sont que des étiquettes, des masques, qui sont dépourvus d’une réalité intrinsèque » [47]. Mais est-ce aussi sûr que cela ? Quand Boris convoque son intuition juive pour naître Youri Goletz malgré sa queue, au point de renier son appartenance au peuple qu’il ne cesse de célébrer, « admirant la grandeur de ce peuple pourchassé malgré l’humaine médiocrité des individus qui le composent » [48], le fait-il sans remords, sans la prise de conscience qu’il met entre guillemets le nom de Boris en supprimant les guillemets qu’il déposait jusqu’à présent sur le nom de Youri Goletz, un nom d’emprunt ? N’est-il pas sur le point de devenir cet homme autre, que nous évoquions ci-dessus, cet homme autre suscité par la langue autre, celle qui organise la permutation des guillemets ? D’ailleurs, qui au juste est cet homme autre que nous avons sur le bout de la langue, cette langue qu’un enfant, « Yaakov » [49], va tirer sur les soldats comme si elle était un fusil ? Un héros qui « se distingue par sa passivité provocatrice face aux crimes les plus atroces […] Mais ici il s’agit d’une passivité morale qui peut rendre le héros suspect d’indifférence, de fascination pour le crime et enfin d’approbation spirituelle de ce dernier » [50], un homme « désespécé [51] » c’est-à-dire « un homme qui a perdu sa spécificité, son appartenance à l’espèce humaine ; et aussi : qui est perdu pour l’espèce » [52]. Non, Boris n’est pas désespécé, bien que la menace de « désespècement » pèse constamment sur lui, pour la simple raison qu’il ne cesse jamais de penser, de penser la totalité en affolant le particulier, d’être le seul témoin capable de « rescaper » les mots naufragés, de les sauver un à un de l’anéantissement par la LTI [53], de « raconter pour vivre » [54] une existence de « marrane » [55] , cette doublure de « l’exploration, forcée ou volontaire, des limites » [56].
« Toute vie est une agonie » [57] conclue Piotr Rawicz, semblant répondre, cinq ans plus tard, au « Vous êtes sur terre, c’est sans remède » de Fin de partie [58]. Dans ce sillage, je me souviens d’un film dont, enfant, je n’ai jamais oublié le titre tant il m’avait impressionné : « A chaque aube, je meurs… » [59] Internet me permet de compenser les oublis de ma jeunesse et je sais aujourd’hui que ce film date de 1939. Mille neuf cent trente-neuf, aube du poème :
« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
Nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit
Nous buvons nous buvons
Nous creusons une tombe dans les airs » [60]
Les tombes de Piotr Rawicz reposaient à la page 53 du Sang du ciel avant qu’on les tue : mise à mort des pierres… Les lettres hébraïques sont fracassées : « un aleph s’en allait vers la gauche, tandis qu’un hei sculpté sur un autre morceau de pierre retombait vers la droite. Un guimmel épousait la poussière et un noun le suivait dans sa chute… Plusieurs shin, lettre qui symbolise l’aide miraculeuse de Dieu, venaient d’être écrasés et piétinés sous les marteaux et les pieds des ouvriers moribonds » [61]. Tout est-il irrémédiablement perdu ? Non, car Boris, est le conservateur de Piotr et, à la page 55, en quelques lignes, il retrace pour lui, et pour nous, toutes les significations des bas-reliefs qui se brisent…
[1] Aurélia Kalisky in Un ciel de sang et de cendres : Piotr Rawicz et la solitude du témoin. Paris : éditions Kimé 2013, p. 140.
[2] Aurélia Kalisky in ibid., p. 147.
[3] Piotr Rawicz, in Le Sang du ciel. Paris : Gallimard 1961, p. 9.
[4] Jacqueline Piatier in Un ciel de sang et de cendres, op. cit., p. 81.
[5] Nicole Dethoor in ibid., p. 20.
[6] Piotr Rawicz in ibid., p. 438.
[7] Rapportée par Steven Jaron in ibid., p. 339.
[8] Le sang du ciel, op.cit., p.280.
[9] Sue Vice in ibid., p. 113.
[10] Aurélia Kalisky in ibid., p. 142.
[11] Fransiska Louwagie, in ibid., p. 168.
[12] Steven Jaron in ibid., p. 333.
[13] Piotr.Rawicz, in « Discussion » cité par Steven Jaron in ibid., p. 339.
[14] Alexandre Prstojevic in ibid., p. 323.
[15] Catherine Coquio in ibid., p. 240.
[16] Philippe Mesnard in ibid., p. 269.
[17] Steven Jaron cité par Sue Vice in ibid., p.114.
[18] Michael Rinn in ibid., p. 294.
[19] Anthony Rudolf in ibid., p. 208.
[20] Anthony Rudolf in ibid., p. 210.
[21] Michael Rinn in ibid., p. 288.
[22] Anny Dayan Rosenmann in ibid., p. 181.
[23] Fransiska Louwagie in ibid., p. 170.
[24] Alexandre Prstojevic in ibid., p. 324.
[25] Alexandre Prstojevic in ibid., p. 325.
[26] Alexandre Prstojevic in ibid., p. 324.
[27] Régine Waintrater in ibid., p. 216.
[28] Philippe Mesnard in ibid., p. 269.
[29] Philippe Mesnard in ibid., p. 265.
[30] Extrait du Sang du ciel, cité par Régine Waintrater in ibid., p. 220.
[31] Régine Waintrater in ibid., p. 220.
[32] Anny Dayan Rosemann in ibid., p. 183.
[33] Catherine Coquio in ibid., p. 232.
[34] Piotr Rawicz « préface » in Adolf Rudnicki, Le Lion de Sabbath, p.XXIV, cité par Catherine Coquio in ibid., p. 243.
[35] Piotr Sadkowski in ibid., p. 101.
[36] Piotr Sadkowski in ibid., p. 108.
[37] Piotr Sadkowski in ibid., p. 108.
[38] Piotr Sadkowski in ibid., p. 108.
[39] Hélène Cixous in ibid., p. 74.
[40] Docteur François Wetterwald in Tragédie de la déportation 1940-1945. Paris : Hachette, 1955, p. 18 et 19.
[41] Philippe Mesnard in Un ciel de sang et de cendres, op.cit., p. 279.
[42] Anna Langfus citée par Régine Waintrater, ibid., p. 218.
[43] Philippe Mesnard, ibid., p. 270.
[44] Le Sang du ciel, op.cit., page 88.
[45] Leszek Dlugosz cité par Piotr Sadkowski, in ibid., p. 102.
[46] Anthony Rudolf, in ibid., p. 208.
[47] Fransiska Louwagie in ibid., p. 169.
[48] Anny Dayan Rosenmann, ibid., p. 195.
[49] Le Sang du ciel, op.cit., p.138.
[50] Juliusz Kurkiewicz, cité par Piotr Sadkowski, ibid., p. 103.
[51] Néologisme forgé par Samuel Beckett, cité par Didier Anzieu et rapporté par Steven Jaron in ibid., page 327.
[52] Définition de Didier Anzieu citée par Steven Jaron, in ibid., p. 328.
[53] Victor Klemperer, LTI, la langue du III° Reich. Paris : Albin Michel, 1996.
[54] Philippe Mesnard, faisant allusion aux Mille et une nuits, ibid., p. 270.
[55] Anthony Rudolf, in ibid., p. 208.
[56] Piotr Rawicz, « Préface » in Adolf Rudnicki, Le Lion du Saint Sabbath, cité par Steven Jaron, in ibid., p. 341.
[57] André Bourin, in ibid., p. 88.
[58] Samuel Beckett, Fin de partie. Paris : Editions de Minuit, 1957.
[59] William Keighley, A chaque aube je meurs (Each Dawn I die), film avec James Cagney, 1939.
[60] Paul Celan, Todesfuge, in Pavot et Mémoire, traduction de Valérie Briet. Paris : Christian Bourgeois éditeur, 1987, p. 85.
[61] Le Sang du ciel, op.cit., pp. 53-54.